Flash-back sur deux livres illustrant les débuts éblouissants et l'apogée de l'immense écrivain russo-américain: «La Vénitienne» et la réédition de trois chefs-d'œuvre. Une fête de la sensibilité, de l'humour et de l'intelligence nourrie d'expérience. Retour en février 1991.
Il est certains êtres qu'une grâce particulière semble avoir touchés, en cela qu'ils continuent de diffuser, malgré les pires avanies, comme une aura qui nous évoque la lumière mythique du paradis terrestre.
Et tel est Vladimir Nabokov en ses premiers écrits de 1921 à1928, dont les merveilleuses bigarrures nous rappellent ce matin du monde où nous étions poulain dans une prairie lustrale. Autant dire que nous hennissons d'enthousiasme à telle lecture, tout en sachant que ce monde nous a été arraché. Et de même une nostalgie lancinante mêle-t-elle son ombre aux diaprures irisées des pages du jeune exilé qui reflètent son enfance heureuse, avant que deux fanatiques d'extrême-droite n'assassinent son père, très respectable ministre libéral, avant la Grande Guerre, avant la Révolution, avant le Déluge en somme.
De Nabokov, on se fait souvent une idée sommaire, liée à la gloire sulfureuse de Lolita ou au prodigieux numéro du vieux magicien sarcastique improvisant génialement sur le plateau d'Apostrophes en sirotant un chaste thé. Quand on saura que ledit breuvage était en fait un solide whisky planqué dans une théière, et quel'improvisateur ne faisait que lire des fiches soigneusement établies, y aura-t-il de quoi conclure à la mystification?
Oui et non. Car s'il est vrai que celle-ci est un thème nabokovien par excellence, il n'en est pas moins certain que l'art et ses beaux reflets sont plus «réels» aux yeux de Nabokov que le tout-venant du quotidien. C'est d'ailleurs le thème de La Vénitienne, la plus importante de ces nouvelles de jeunesse, qui évoque l'amour fou d'un vilain jeune homme pour une femme à la fois réelle et figurée sur un tableau.
«L'art est un miracle permanent», écrivait en outre le jeune Nabokov dans l'un des deux brefs essais reproduits au début du recueil.
Est-ce àdire que Nabokov méprise la simple vie et lui préfère les sublimités esthétiques? Le prétendre serait ne rien voir de l'extraordinaire effort d'absorption qui prélude dans son œuvre à la transfiguration poétique.
Cynique, Nabokov? Sans doute sa superbe orgueilleuse en a-t-elle effarouché plus d'un (à commencer par Nina Berberova, qui le décrit ences premières années 'd'exil dans C'estmoi qui souligne), et les grands romans de la maturité n'ont cessé demultiplier les écrans en trompe-l'oeil.
Or c'est le premier intérêt de ces écrits de jeunesse que de nous révéler un Nabokov d'avant la légende, certes monstrueusement doué mais à la fois très émotif (la romantique évocation d'un amour de jeunesse comme amplifié en effusion cosmique par la soif de tout sentir du jeune écrivain, dans la magnifique nouvelle intitulée Bruits), très vite en possession de presque tous ses moyens mais laissant voir, par certaines failles de ses masques, des blessures inguérissables.
Sous les sarcasmes gogoliens du dandy errant de Zermatt à Berlin ou de Nice à Londres, sachons alors redécouvrir la voix d'un homme qui eut la classe de ne jamais pleurnicher après avoir tout perdu. Il est significatif que la première nouvelle russe publiée par Nabokov, en sa 22e année, raconte les tribulations d'un lutin chassé de la forêt russe par «un arpenteur insensé» et se transformant en «homme comme il faut». Lui faisant écho, l'histoire fabuleuse du dragon resurgissant dans une banlieue industrielle et devenant l'enjeu d'une absurde campagne publicitaire signale le même thème d'un désenchantement essentiel lié aux séismes de la guerre et de la Révolution.
Certes Nabokov en voulait férocement aux communistes, et trois nouvelles en témoignent assez dans ces pages. Ainsi le marchand de tabac en exil d'Ici on parle russe se venge- t-il en séquestrant un agent du Guépéou dans sa baignoire, après un procès privé en bonne et due forme, tandis que le coiffeur, dans Le rasoir, hésite à trancher la gorge du «bouffon triste» quis'est pointé chez lui par hasard et en lequel on identifie Lénine.
Mais la nostalgie de Vladimir Nabokov ne se limite pas à la patrie perdue, où n'importe quel faiseur peut désormais faire figure d'écrivain national s'il se plie aux directives du pouvoir (un terrible Conte de Noël), ni non plus à une civilisation qu'il a vue se décomposer après que la deuxième tuerie du siècle l'eut chassé en Amérique. Lui qui a chanté comme personne la verdeur de l'amour se nourrit aux sources d'un exil fondamental lié à la condition humaine. Ainsi les reflets de paradis qui scintillent dans son œuvre font-ils allusion au monde enchanté de son enfance, lequel n'est lui-même que le reflet d'un matin primordial, imaginaire et donc plus-que-réel.
Vladimir Nabokov. La Vénitienne et autres nouvelles. Traduction du russe de Bernard Kreise et del 'anglais de Gilles Barbedette. Gallimard, 208 p.
Le Don, Lolita et Pnine. Réédition de trois chefs-d'œuvre de Nabokov en collectionBiblos. Gallimard, 1040 p.