Contemplation et fulgurance: les deux moments de la peinture de Joseph Czapski, auteur de Terre inhumaine et grand témoin du XXe siècle.
Cela tient du miracle : à chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui a été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit — à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la « peinture-peinture » et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne a Nicolas de Staël, ou de Van Gogh et Soutine à Louis Soutter) — son œuvre qu’orientent à la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps.
Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais nonagénaire, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance.
Enfin, la «Grande nature morte aux vases » éclate comme un hymne à la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte.
Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant à chaque instant contre le déjà vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme « historique » régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions à intégrer puis à dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.
Ou c’est cette autre présence lancinante du «Jeune hommeau Louvre », perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale « Vieille dame » dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plancher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. A l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté.
Témoin tragique
Plus âgé que notre siècle (il est né à Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies a Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchevique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts deCracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années àParis dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour y défendre saconception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment.
Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver en Union soviétique les 15 900 soldats polonais disparus.
Ajoutons qu’une monographie a été consacrée à Joseph Czapski par Muriel Werner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de« L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux EditionsL’Age d’Homme.
(Cet article a parudans La Tribune-Le Matin du 20 avril1986).