Ami lecteur, nous y voilà. J'ai plongé tête baissée - inconsciente que je suis - dans le grand bain du non-emploi. J'ai choisi, en connaissance de cause, de rompre avec une situation d'insatisfaction, voire de malaise. Après un rapide calcul sur mes dix doigts gourds, j'ai décidé de sortir d'une situation où je considère avoir tout donné (sans avoir reçu en retour, mais là n'est pas la question) pour rentrer dans une situation qui pourra peut-être paraître bancale. Et c'est justement parce qu'elle est bancale que je considère que le moment est venu de ne rien me refuser. Après tout, comme disait Boris Vian, on n'est pas là pour se faire emmerder .
Au départ, j'ai cru que, tout en gardant mon job (et, n'ayons pas peur des mots, un rôle dans la société), je ne pouvais tout simplement rien me refuser. A l'époque, cela ne signifiait rien de moins que de m'octroyer de brefs moments de liesse pendant les week-ends ou les cinq semaines de congés payés pour me permettre de passer plus sereinement les 277 autres jours de l'année. En d'autres termes, il s'agissait tout simplement de dépenser pendant les jours chômés ce que je gagnais pendant les jours ouvrés. Ami lecteur, je t'entends d'ici prononcer tour à tour les mots " vénale ", " superficielle " ou - pour les plus téméraires - " et les nourritures terrestres, bordel ! " et je ne t'en blâmerais pas. C'est exactement ce que je me dis quand j'investis dans une nouvelle paire de Chie Mihara ou une jupe Pomandère (je suis faible et lâche, on ne se refait pas) même si mon budget " bien-être " prévoit aussi de la musique, beaucoup de livres et quelques billets d'avion. Mais qui peut reprocher à qui que ce soit d'investir dans ce qui lui procure du bonheur ? A cette question, ami lecteur, ta réponse la plus naturelle sera forcément : " après tout pourquoi pas. Et puis de toute façon, tu t'en fiches puisque t'es toute seule ".
Loin de moi l'idée de m'étendre sur mon état civil, mais je sais que ça ne t'aura pas échappé : c'est bien un " Mademoiselle " qui complète mon nom. Je ne suis donc pas mariée, je n'ai pas d'enfants, je ne suis responsable que de moi-même. Je n'ai pas une partie de mon salaire mensuel mise sous-scellé pour le remboursement d'un monospace ou l'achat de couches pour bébé. Je n'économise pas tout l'été pour les fournitures scolaires de l'aîné ni tout l'hiver pour les vacances au mois d'août à l'île de Ré. Mon ticket de caisse de mes courses hebdomadaires au supermarché n'est jamais plus long que la paume de ma main (quelques paquets de Pim's suffisent à me combler). Bref, ne pas claquer 300 euros de temps en temps dans une paire de chaussures immettables serait presque une insulte à toutes ces mères de famille criblées d'autres dépenses, car si ce n'est pas moi qui le fais qui le fera ? (Et je n'aimerais pas que Chie Mihara fasse faillite à cause de moi, je ne me le pardonnerais jamais). CQFD. En agissant ainsi, je confirme donc la rengaine de mon entourage selon laquelle " j'ai bien raison puisque je suis seule " ; rengaine qui, autant te le dire, commence un tout petit peu à me courir sur le haricot.
Bien évidemment, quand je suis sur le point d'acheter à prix d'or un aller/retour Paris-Hong Kong, cette excuse m'est bien utile (c'est d'ailleurs elle qui me permet de cliquer sur le petit chariot sans culpabiliser). Idem quand je ressors d'un magasin Antoine et Lili avec deux robes identiques mais de couleurs différentes " parce que je n'arrivais pas à me décider ". Je m'en fiche, je suis toute seule. Je mangerai un peu moins de Pim's et le tour sera joué. Là où je commence à trouver tout ça navrant, c'est quand j'annonce, entre deux balbutiements et après de longues semaines de tergiversations, que j'aimerais démissionner. Que cette nouvelle - et tous les doutes existentiels qui l'accompagnent - soit liquidée par cette simple phrase me laisse interdite. Ce que j'entends c'est " tu cours à ta perte mais tant que tu n'entraînes personne dans la spirale de ta déchéance, tout va bien ". Ami lecteur, je te l'avoue, j'oscille. Entre le soulagement de pouvoir être totalement libre de mes mouvements et d'avoir cette faculté de révolutionner ma vie quand bon me semble (je m'en fiche, je suis seule) et l'indignation face à cette société qui ne saurait être aussi tolérante avec quelqu'un d'autre ; quelqu'un qui, toutes choses égales par ailleurs, serait affublée d'un ou deux marmots et donc ne pourrait pas tenter sa chance.
C'est aussi ça qui m'a décidé à sauter le pas : je m'en fiche, je suis seule et si je ne le fais pas qui le fera ? Et surtout si je ne le fais pas maintenant, quand le ferai-je ? (parce qu'être seule et s'en ficher, ça va cinq minutes, mais il ne faudrait pas non plus que ça dure toute la vie). Donc nous y voilà : la décision de démissionner est en elle-même la preuve que je décide de ne rien me refuser. Mais je ne compte pas m'arrêter en si bon chemin, car il ne manquerait plus qu'à l'angoisse de la précarité s'ajoutent le mal-être et la frustration. Je préfère de loin faire comme si de rien n'était ou plutôt faire comme s'il s'agissait tout simplement d'une période de transition nécessaire, dont je regretterai un jour la brièveté. Pour qu'elle soit bénéfique, j'ai donc tout intérêt à en profiter (en raison gardant) sans jamais culpabiliser.
Voilà, maintenant que c'est dit, je peux partir me faire pédicurer en tout tranquillité.