Avant d'assouvir cette envie d'ailleurs, j'avais une vie qui laissait pourtant croire que je vivais déjà ailleurs. Mon téléphone portable, qui me faisait office de réveille-matin, sonnait avec la musique de Bebo Valdes qui me chantait " Lagrimas Negras " (rien de tel pour commencer une journée avec engouement). Je l'éteignais en appuyant sur le bouton " disattivare ", car - pour des raisons que je ne saurais expliquer - j'avais paramétré mon portable en italien pour me familiariser avec cette langue (en tous cas avec le champ lexical téléphonique). Courbatue, encore mal lunée, je me dirigeais alors vers la salle de bain et allumais la stéréo sur Radio Latina car, disais-je, je préférais écouter le bulletin météo de l'Argentine, du Mexique ou du Brésil entre deux airs de samba, plutôt que d'être informée des bouchons sur le périph' et sur l'A6 (d'autant plus pendant les jours de grêle ou de bruine). Ensuite, quand j'étais enfin prête à sortir, je chaussais les écouteurs de mon iPod et me dirigeais vers la bouche de RER B au rythme de Lhasa, qui me chantait tour à tour en espagnol, en anglais ou dans un français teinté d'un accent indéfinissable.
Et puis, pour ne citer pêle-mêle que quelques exemples de mon mode de vie farouchement tourné vers l'extérieur, j'évoquerais ma défense (ostensible et sans limite) de l'Italie lors du mondial de foot 2006 (j'ai été jusqu'à porter pendant plusieurs jours un Tshirt de l'équipe transalpine)(certains n'arrivent toujours pas à me le pardonner) ou encore mes penchants gastronomiques pour les sushis, la cuisine thaï ou la pizza napolitaine. Je pourrais en citer d'autres, mais, ami lecteur, je crains que tu ne penses que je suis loin d'être un exemple de patriotisme. Permets-moi de souligner qu'un fan de M. Pokora qui mangerait des tripes à la mode de Caen en défendant le PSG avec deux mots de vocabulaire porterait finalement moins haut que moi les couleurs de son pays. Mais là n'est pas le débat.
Il m'arrivait aussi de m'éloigner régulièrement de Paris. Tout avait commencé dans un immense moment de désœuvrement : rongée par la peur de sombrer dans une situation de complète inertie et d'insatisfaction, un vendredi après-midi, plutôt que de rentrer chez moi, je m'étais dirigée vers Roissy. J'avais regardé tous les vols en partance puis, au comptoir Iberia, avais acheté un billet pour Madrid. Le vol partait une heure plus tard. Inutile de dresser le bilan de ce week-end en solitaire qui, bien qu'il ait été organisé par défi, avait plutôt des faux airs de séance d'auto psychanalyse stérile. Menée en bateau par un taxi impitoyable, pas ému le moins du monde par la lippe d'une fille-perdue-cheveux-gras, j'ai été par la suite en proie à des doutes existentiels atroces pendant toute la première moitié de mon séjour : tortillas ou jamon serrano, cerveza ou vino tinto, plaza Mayor ou Puerta del Sol ? Accrochée à mes écouteurs comme à une bouée, Lhasa me demandant sans cesse " Is Anything Wrong ? ", je marchais tête baissée en me demandant si tous ces conquistadors s'étaient donné rendez-vous pour me compliquer la vie. Jusqu'au moment où, le samedi soir, j'ai choisi de trancher : ce sera vino blanco y tortillas con queso, muchas gracias compagnero. J'ai passé ma seconde journée à marcher sous le soleil madrilène, arpentant la ville de part en part, découvrant autour de moi une joie de vivre et une insouciance que j'avais oubliées, mettant de côté pour un temps le cimetière, la lingerie, mes soucis, ma vie.
Je ne dis pas que le retour se soit déroulé sans heurt. La vue de mon bureau n'avait pas changé, toujours le même cimetière, toujours le même marbre et le même gris. Au bout d'une semaine tous les bénéfices de cette escapade s'étaient déjà évaporés. Tous sauf un : je savais que j'étais capable de foutre le camp si je voulais. Ce qui m'a offert une excuse précieuse pour partir à travers l'Europe, de façon un peu plus organisée, de Milan à Zurich, d'Istanbul à Amsterdam, de Copenhague à Londres.
Mais pourquoi te dis-je tout ça, ami lecteur, oui pourquoi ? Pour enfin justifier la raison pour laquelle j'ai renoncé à un contrat en or, fait quelques pas en arrière pour faire un saut dans l'inconnu. Car c'est à l'étranger que j'ai repris mes études (dans un pays où la copie double Clairefontaine et les cartouches d'encre Schaeffer n'existent pas, Goddamnit) et ce n'est qu'une fois passée la frontière que je me suis dit que j'avais fait le bon choix (oui, car j'étais bien évidemment criblée de doutes, ne va pas imaginer qu'on me propose des contrats en or tous les jours non plus). Entre une vue sur un cimetière, une boîte de nuit ou un ailleurs, j'avais choisi la dernière solution : rien de tel que de laisser parler son " petit-côté-goût-du-risque " pour se remettre le pied à l'étrier.