Alors évidemment, quand tu as demandé comment elles allaient à cinquante personnes pendant une même journée, que tu auras recueilli leurs propos - décousus pour la plupart - concernant leurs week-ends à la montagne ou la grippe du petit dernier et, qu'en contrepartie, pas une personne (je souligne " pas une ") ne t'a demandé comment toi tu allais, le monde te semble une masse compacte d'abominables ingrats et égoïstes. Je t'entends déjà me houspiller, ami lecteur, et tu as raison : si le code du travail n'indique nulle part qu'il faut prendre des nouvelles de ses collaborateurs, ne t'étonnes pas que personne ne prenne, dans ton sillage, des libertés avec ledit code. Certes. De toute façon, je n'aime pas particulièrement raconter ma vie (" dit-elle en noircissant les pages de son blog jour après jour ").
Pareil pour les remerciements. Je ne cours pas après, je ne fais que mon boulot. Et d'ailleurs si on devait me remercier je ne sais pas comment j'aimerais l'être : devant tout le monde à la machine à café ? dans l'intimité de mon bureau, porte close ? avec une tape amicale sur l'épaule pour détendre l'atmosphère ? C'est triste à dire mais rien ne me satisfait pleinement. J'ai bien conscience qu'on ne travaille pas pour obtenir des signes de reconnaissance, mais avoue, ami lecteur, que de temps en temps recevoir une distinction, une marque d'estime, quelle qu'elle soit, ça te donne le petit coup de fouet qui t'évite bien des burn-out (on est bien peu de chose). En tous cas, à n'en pas recevoir pendant trop longtemps - sûrement parce que, dans les hautes sphères, on a bien compris que tu n'aimais pas ça - tu finis par te demander si tout le travail que tu effectues, aux dépens d'une vie privée normale, en vaut vraiment la chandelle ou si ce ne serait pas plutôt de la confiture donnée à des cochons.
Au moment où l'on se pose cette question, il est déjà trop tard : la rancœur et l'amertume sont déjà à l'œuvre et l'emportent sur la raison. Remettre en question une situation qui jusque là t'allait bien est l'un des premiers signes de l'insatisfaction et du besoin de changement. Malheureusement, si tu refuses de l'admettre, un cercle vicieux se met en place inexorablement : par esprit de revanche, non seulement tu te mets à bafouer des codes de politesse que tu étais le seul à porter haut jusqu'à présent, mais tu commences en plus à enfreindre les règles de base de la bienséance - " ton chat est mort ? et ben chacun ses problèmes mon coco, j't'ai jamais emmerdé avec les miens alors va pas commencer à me souler avec les tiens ". Rien ne va plus, tu t'es transformé en un être odieux et insupportable. Si tu ne te rends pas rapidement compte qu'il est temps de changer de ton - et, soyons fous, de situation professionnelle - d'autres se chargeront de te le faire comprendre et vu ton degré de réceptivité, ça risque de faire très mal.
Ce que tu considères aujourd'hui comme une énorme injustice, tu arrivais à l'appréhender hier avec beaucoup de philosophie. Ce n'est donc pas ton entourage qui a changé, mais bel et bien toi et ta façon de percevoir le monde - qui, je te rassure, est toujours le même : ingrat. Quand j'ai fini par le comprendre, je n'ai plus compté que sur moi-même pour m'accorder les témoignages de gratitude qui me faisaient vraiment du bien : une paire de Chie Mihara, un week-end en Toscane, une robe Max Mara, un voyage au Costa Rica.
Le mérite est double : non seulement je voyage et refais ma garde-robe mais en plus j'ai une idée de plus en plus précise de ce que je peux attendre de mon employeur comme signe de reconnaissance, à savoir une prime, en pièces sonnantes et trébuchantes. J'y peux quelque chose si mon bien-être me coûte cher ?