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Maria (post-Atarɐxe)

Publié le 26 novembre 2013 par Banalalban

(texte de 2009)


(Tentative de description du 32, rue Saint Fiacre)

La cantatrice était morte depuis voilà déjà quelques années et pourtant elle continuait d'arpenter, solitaire, la cage d'escalier du 32, rue Saint Fiacre sans que cela n'affecte en rien la vie elle-même.

Ses allures éthérées s'agrégeaient tant bien que mal autour de son enveloppe comme les poissons des lacs contre des pieds : elle glissait. Parfois elle descendait dans sa vapeur de longue robe blanche, sa main coulant le long de la rampe dans un léger murmure de peau, d'étoffes et de patine: les marches. Les chambranles des portes, les poignées, le mur d'échiffre recouvert de bois cérusé brun, les paliers successifs et les paillassons délavés comme témoins des passages constants. Ses cheveux roux lentement décollaient et se plaquaient contre les marches à la fois des cloisons semblant de courtines au plafond plaqué des moulures blanches et travaillées et seulement quand cela lui prenait, pour façon de, elle s'arrêtait.

Le chuintement qu'elle faisait, sa présence évanescente, n'étaient rien pourtant de ce qu'elle pouvait donner lorsqu'elle chantait.

Ce qui lui arrivait.

La cantatrice morte s'asseyait donc, drapée des sons du dehors et entourée des crinolines d'époques des vestiges _ costumes empruntés _ du dedans, le visage dirigé vers le haut tel un prêchant et finissait par balancer son visage maquillé-poudré, de droite à gauche, dodelinante, fermer les yeux à la collecte du silence du bâtiment comme un accueil du vacarme extérieur. Plâtre pour seul auditeur : des vieux immeubles haussmanniens. Elle entamait ainsi par l'attaque quelques arias _ Ah Perfido _ et ses mains enserraient le nez des marches dans une exaltation sorte de transe imposée en saltations à tout le corps par les atours simples de la voix et contrôlés de la technique à la perpendiculaire de la grâce dispensée. Celle-ci résonnait, autonome, ricochant en saccades sur les angles et les moquettes, le métal et les tapis, la charpenterie, tel un corps étranger, mais reconnu. Liquide, le chant découlait partout, se répandant en torrents des escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Il faisait tinter les câbles de l'ascenseur en cage comme le vent se jouant des drisses contre le mât des bateaux et l'air entier cliquetait lorsque les notes tout envahissaient _ Casta Diva. Parfois la voix s'ornementait gaz lors d'oratorios très beaux_ De traanen Petri ende Pauli_ et alors elle remontait, s'accumulait au plafond en staff, légère et sibylline, faisait s'entrechoquer les pampilles du lustre qui se jouaient alors percussions en reproduction sourde, cage résonnante. C'était un feu souvent, qui embrasait tout le bâtiment et qui n'attendait qu'une seule chose : un appel d'air pour se répandre et tout brûler, jusqu'à la rue depuis le trottoir, les boueurs coléoptères, les bennes, les mocassins et talons, les étales, le métro, les bonjour et le beurre de la boulangère, le tram, les vélos, le peigne musical du héraut errant, les coulées pauvres de la fontaine dans la mousse verte épaisse...

Pour les habitants du 32, rue Saint Fiacre, pourtant rien.

Aucun vivant pour oreille.

Rien pour eux ne changeait.

Ils allaient chercher chacun leur courrier.

Faire leurs courses avec les caddies à roulettes recouverts de tissus en bayadère.

Continuer de faire pisser le chien à l'impromptu.

Écouter les voisins.

Fumer sur le palier donnant sur la rue, tels éteints.

Arroser la plante devant les portes.

La gardienne râlait bien de temps en temps, juste comme ça : " C'est le vasistas du haut : l'a du jeu. Ça fait un air froid, je vous l'ai dit : faut réparer, là, sacre-merde ! " ou la fenêtre à jalousies.

Et la cantatrice morte de penser : " Mes airs ne sont pourtant pas froids, si vous saviez, sacre-Dieu" et de s'enfermer un peu plus dans le trépas et le silence qu'il lui arrivait de distiller depuis ses talons jusqu'au de moins en moins roux de ses cheveux lorsqu'elle était triste.

Pourtant : le petit garçon à la fente labiale palatine.

Maria (post-Atarɐxe)

(c) Dora Maar

Le petit garçon à la fente labiale palatine vint s'asseoir près de la cantatrice morte une matinée calme de printemps alors que les oiseaux pépiaient dans la rue éclose des platanes et leurs rejetons éclatés comme d'habitude au sol, façon chair. Rien ne l'avait annoncé ou bien annoncé sa venue : aucun levé de rideau, aucun discours, aucun coup de brigadier, aucun incipit d'aucune sorte. Pas même les accords d'instruments. Rien.

Il s'était posé là comme une feuille, avait regardé la cantatrice morte un instant. Dans les yeux bleus pour le vert d'elle et au travers de son étrange lèvre, il avait simplement dit :

" Tu chantes bien "

et de déposer délicatement sa petite main dans le creux de la grande et fine de la cantatrice morte, comme une feuille sur l'eau : le petit garçon à la fente labiale palatine était végétal et il souriait.

" Tu chantes bien "

dans un sourire étrange _ sortilège _ très doux. Comme un sirop de sureaux.

Alors c'était ce qu'était le petit garçon à la fente labiale palatine : comme un souvenir précis de ce qui fut et qui désormais est. Comme de nouveau. Regardé dans le vide, finissant de redessiner un peu plus les contours de la chanteuse comme on reprend un dessin au fusain après l'avoir laissé, avec le doigt en étale et ainsi, la cantatrice morte recouvrait son entièreté et revivait.

" Tu chantes bien ",

et cela en forme d'éternité.

Ils restèrent sans doute ainsi longtemps, l'un à côté de l'autre. Le silence des vivants pour la vie des morts : celui d'un chant, d'une chair de poule que peu entendent et qui prend forme de courants d'air.

Un piano jouait parfois dessus.

Au-dehors, un oisillon parvint à s'élever pour son premier vol sans choir, et se posa, fatigué, sur le rebord du vasistas _ ou de la fenêtre à jalousies _ du 32, rue Saint Fiacre.

Et dans un sens certain, seule la concierge.

Le petit garçon a la fente labiale palatine était mort depuis voilà déjà quelques mois et pourtant il continuait d'arpenter la cage d'escalier du 32, rue Saint Fiacre sans que cela n'affecte en rien la vie elle-même.

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