Une lecture de La Divine Comédie (29)
Chant XXVIII. Fauteurs de schismes et de discordes, dépecés par l’épée d’un diable. Mahomet en enfer...
Des voix se sont élevées, il y a quelques années, pour dénoncer l’islamophobie, l’homophobie, l’antisémitisme et le caractère absolument rétrograde de La Divine Comédie de Dante Alighieri, qu’il semblait urgent de retirer des programmes scolaires et des bibliothèques ouvertes au progrès, des kiosque de gares et d’aérogares.
Or que visait, plus précisément, le groupe de défense des droits humains, intitulé Gherush 92 et agissant comme conseiller des organes de l’ONU sur le racisme et la discrimination ?
Ni plus ni moins, entre autres, que le contenu du Canto XVIII de L’Enfer, dans lequel Mahomet se trouve, dans la neuvième bolgia du VIIIe cercle, au premier rang des semeurs de discorde, fendu « du menton jusque-là où l’on pète alors qu’entre ses jambes pendent les tripes et le sac sans beauté qui transforme en merde ce que l’on mange »…
Le chevalier Artaud de Montor, dans sa traduction en prose illustrée par Gustave Doré, l’exprime de façon plus soft : « Il était fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles. Ses intestins retombaient sur ses jambes ; on voyait les battements de son cœur ; et ce ventricule où la nature prépare ses sécrétions fétides »…
Mais le texte original formule la vision en termes plus hard, tels que les a transcrits Jacqueline Risset :
« Già veggia, per mezzul perdere o lulla,
com’io vidi un, cosi no si pertugia,
rotto del mento infin dove si trulla
Tra le gambe pendeva le minugia ;
La corata pareva e’l tristo sacco
Che merda fa di quel che si trangugia ».
Les émules de CHARLIE n’auront pas eu d’ancêtre plus virulent, convenons-en, et voici pourquoi Valenti Sereni, présidente du groupe des indignés, taxe la Commedia d’ « offensante et discriminatoire et n’a pas sa place dans une salle de classe moderne ».
À préciser alors que sur 100 Chants de la Divine Comédie, les censeurs en ont pointé une demi-douzaine comme « particulièrement problématiques », présentant donc Mahomet comme fauteur de schisme, les Juifs sous les traits de gens cupides et vouant les sodomites à une incessante pluie de feu pour leur comportement « contre nature »…
Selon le même groupe, les écoliers et les étudiants universitaires qui ont étudié cette œuvre n’ont pas eu les « filtres » requis pour la replacer dans son contexte historique et ont été nourris avec un régime empoisonné à l'antisémitisme et au racisme. Il demande que La Divine Comédie soit retirée des écoles et des universités ou, à tout le moins, que les parties les plus offensantes soient pleinement expliquées.
Or que répondre à cela ? Que, bien entendu, nos contempteurs ont raison selon les codes du politiquement correct. Mais que si l’on interdit ou caviarde la Commedia, force sera de faire subir le même sort à La Bible et au Coran, pour commencer, et ensuite à tous les textes déplorablement enkystés dans l’esprit de leur temps : tous les textes terriblement antiques de l’Antiquité, les textes coupablement médiévaux du Moyen Âge, obscurantiste comme chacun sait, enfin tous les écrits dérogeant aux droits humains et au respect de l’animal et de l’environnement. Cela pour les contempteurs...
Mais pour ceux qui, de 7 à 77 ans, et à part l’incontournable Tintin, seraient tentés, étudiants ou profs diligents, ménagères à la maison ou commerciaux en déplacement, de lire tout de même La Divine Comédie, et de mieux comprendre par exemple cette condamnation, par Dante, du pauvre Mahomet, cette première précision: qu’au Moyen Âge une opinion courante voulait que ledit Mahomet, chrétien insatisfait, avait provoqué sciemment, entre les mêmes adorateurs du Dieu d’Abraham, les luttes fratricides que furent les Croisades, alors qu’Ali, subissant ici le même sort infâme d’être fendu en deux, était considéré comme le fauteur de discorde entre sunnites et chiites…
Et ceci encore : que Dante, loin de n’être qu’un Rital catho réac ignorant de la culture musulmane, cite au contraire celle-ci à maintes reprise et fait au passage moult révérences aux grands esprits de cette tradition, d’Avverroès à Avicenne.
Qu’en outre : loin de réserver les pires supplices aux zélateurs d’autres sectes, Dante se montre non moins impitoyable princes de la supposée sainte Eglise, papes en tête. Et l’on a vu quelle tristesse il éprouvait de rencontrer tel ami cher (Brunetto Latini, son maître et ami, qu’il retrouve parmi les sodomites) ou tel collègue, ici incarné par le troubadour Bertrand de Born, également taxé de semeur de discorde pour avoir dressé son pupille fils de roi (Henri II Plantagenêt) contre son paternel. Et voici Dante, poète, confronté à la figure de Bertrand, son homologue français, condamné à porté devant lui sa tête coupée. Scène hallucinante, à vrai dire, où la tête séparée du corps s’exprime en ces mots déchirants aux oreilles de Dante :
« Perch’io parti cosi giunte persone
partito porto il mio cerebro, lasso !
dal suo principio ch’è in questo troncone,
Così s’osserva in me lo contrapasso. »
Ce que Jacqueline Risset traduit comme ça :
« Pour avoir divisé deux personnes si proches
Je porte,hélas, mon cerveau séparé
De son principe, qui est dans ce tronc.
Ainsi s’observe en moi la loi du talion ».
Or à ce point, la traduction littérale de François Mégroz paraît plus juste, qui ne traduit pas le contrapasso par loi du talion, introduisant une nuance un peu différente de ce que signifie le contrapasso pour Dante, stipulant que la punition métaphysique de chaque pécheur est appropriée physiquement à sa faute : Mahomet, qui a provoqué un schisme, est fendu vivant, et derrière lui se trouve un diable qui le recolle et le refend ad aeternum, de même que Bertrand de Born, qui a séparé deux êtres unis, voit sa tête séparée de son tronc au siècle des siècles - amen…
Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction de Jacqueline Risset, édition bilingue. GF /Flammarion.
François Mégroz. Lire La Divine Comédie. L’Enfer. L’Âge d’Homme.
La Divine comédie illustrée par Gustave Doré, traduite en prose par le Chevalier Artau de Montor. Texte intégral. Marabout.
Image: Canto XVIII, par Sandro Botticelli.