Ode aux rencontres fugaces qui marquent au fer rouge notre existence.
Joao. Je ne connaissais que ton prénom. Un taxi parmi la trentaine de milliers qui sillonnent la mégapole de Sao Paulo. Le trajet du quartier de Lapa – aéroport de Guarulhos : 45 minutes. 45 minutes, c’est peu pour connaître quelqu’un mais parfois ça suffit. Parfois on passe des années auprès de personnes qui, à peine les a-t-on quittées, s’évaporent dans l’oubli alors qu’un regard fugace échangé avec un inconnu dans une gare nous suit toute notre vie.
On a parlé de la corruption du gouvernement, de la dernière télé-novela, de l’argent des impôts qui ne part on ne sait où, de l’assèchement des réservoirs qui vident les piscines et obligent les citoyens à rationner l’eau alors que le Rio Tiete qu’on longeait traverse la ville. Un égout géant plutôt qu’une rivière couverte de mousse blanche dont on a ri de nos spéculations sur ses origines. Puis tu nous as parlé, toujours avec cette humilité que seuls les gens des pays du Tiers Monde peuvent irradier, de ta femme qui tient une laverie, de l’impact que le manque d’eau avait sur son business. Tu te faisais un peu de souci, mais pas trop, tu allais te débrouiller, c’est la règle d’or dans un pays comme le Brésil. Ça t’a fait rire. Puis les yeux mouillés, tu nous as parlé de ta sœur qui vivait à Londres, de ses enfants -était-ce deux ou trois ?- que tu ne connaissais pas. Tu épargnais pour aller la retrouver, connaître ces neveux déjà adorés. Puis la conversation a dérivé sur d’autres sujets, des sujets simples, des sujets de la vie, des sujets qu’on n’ose plus abordés dans nos pays civilisés où on se doit de connaître le dernier livre en vogue, la dernière blague salace du comique à la mode puis avoir son avis sur l’actualité. C’est pour ça, Joao, que je me souviens de toi. On oublie tellement vite nos origines, notre simplicité, un peu comme un provençal qui réussit dans une grande ville ; quand il revient chez lui avec ces gens qui connaissent ses racines, le traitent comme il était et non plus comme il est, l’émotion est si intense qu’il n’a qu’une envie, c’est de fuir, car ces sentiments réels, ce retour au centre de lui-même, de cette personne qu’il pensait avoir oubliée, l’effraie. Engoncé dans le rôle qu’on s’est forgé dans la société, on tire un trait sur notre passé originel. Tu fais partie de ces gens dont le regard, la bonhomie, réveillent cet être endormi en nous, ramènent le jeune homme ou la jeune fille naïve que nous avons été, gomment la fierté, l’insolence, la suffisance, pour nous laisser nu, dans le simple appareil de notre être pur, débarrassé de nos apparences qui camouflent si bien notre vrai nous. Oui, Joao, tu fais partie des gens qui effacent notre illusion d’être une pièce maîtresse de la société, gonflé par la pensée de faire partie de ses rouages, pour nous faire redevenir soudain si humblement humain… et cela fait tellement du bien de se départir des griffes de cette fichue société, de sentir toute cette pression qu’elle requière de nous, lifter de nous épaules. Ça nous fait tellement de bien que je détourne la tête pour ne pas que tu surprennes mon regard brouillé dans le miroir. On laisse tellement peu de place à nos émotions de nos jours qu’on en a presque honte.
Oui, Joao, tu fais partie de ces gens qui savent éveiller le bonheur chez les autres, parce qu’on sent au plus profond de nous, que tu apprécies qu’on soit là, simplement. Trois êtres humains qui parlent de la vie. Ça réveille un tel sentiment de joie qu’on a envie de dire je t’aime comme ça, en l’air, à tous et tout le monde, de dire je t’aime à tous les gens à qui on n’ose pas le dire, je t’aime à ce qui nous entoure. Le paysage se transforme soudainement. Tout ce qu’on abhorrait avant, ce grand immeuble délabré, cette infernale circulation, les pauvres crasseux qui mendient dans la rue, on les regarde avec un autre regard, un regard qui dit : c’est le monde dans lequel on vit, il y a du bien, il y a du mal, mais il est comme ça. Tu peux le trouver moche, mais tu peux aussi le trouver beau, tout dépend de la manière de le regarder. Et tout ce sentiment, toute cette vision nouvelle, c’est seulement ta présence, Joao, simple taxi dans une ville trop grande pour qui que soit, qui l’a déclenché.
C’est fou de se trouver tant de choses en commun tout en étant si différent. Peut-être lé clé est-elle dans nos racines. Nous venons tous d’un ventre, nous avons tous rampé sur le sol, bavé sur nos parents, ri, pleuré, on a tous eu faim, mal, peur, on a tous été aimé, méprisé, jalousé, consolé… à un moment donné on a tous été à égalité. Ce sont les sociétés, les dogmes, les croyances, qui nous ont séparés.
Alors que s’est-il passé cette nuit-là, Joao ? Pourquoi ne t’es-tu pas réveillé ? La mort s’est glissé dans tes draps, t’es-tu laissé emporter par son étreinte, par son baiser ? Non, la mort ne demande pas l’avis de ses victimes, la mort arrache les gens aux siens. Elle jette son dévolu sur une pauvre âme et la surprend quand elle l’attend le moins. 45 ans, c’est jeune pour mourir. Dans une ville aux mâchoires infernales qui peuvent te broyer au détour d’une rue, une ville aussi dangereuse où tu peux recevoir une balle au détour d’une allée, être assassiné pour 50 reais, écrasé par un chauffard, infecté par une quelconque maladie… mourir dans son sommeil, d’un simple AVC, c’en est presque ridicule. Mais là encore, la mort se fiche bien des apparences. On appelle un jour, la joie au cœur, pour savoir si tu es disponible, et le téléphone nous tombe des mains. Joao n’est plus. Comme ça. Radié de la Terre.
Non, Joao. Tu ne sentiras plus l’odeur de ta femme sur les draps froissés le matin, tu n’embrasseras plus la joue humide de ta mère lorsqu’elle regarde ses feuilletons à la télé, tu ne t’enflammeras plus dans les stades de foot en buvant des bières avec tes copains et non, Joao, tu ne rencontreras jamais tes neveux londoniens.
Mais ne t’inquiète pas, Joao, les gens que tu as marqués ne t’oublieront pas. Tu vivras à jamais dans nos esprits, tu feras partie de nos rêves. On te fera vieillir auprès de ta femme, on t’inventera une retraite paisible à la campagne, on te fera même aller à Londres, si ça te plaît, on t’inventera une vie là-bas, tu verras tes neveux grandir, et tes petits- enfants aussi –je ne sais plus si tu avais des enfants, je m’en veux, mais peu importe on t’en inventera aussi… tu verras grandir toute ta famille, puis vieillir les gens que tu as rencontrés, tous les gens que tu as su rendre heureux, même l’espace de quelques minutes… tu verras tout ça, je te le promets.
Parfois, quand je pense à l’injustice de perdre des fleurs aussi belles dans le jardin de l’humanité alors que la mauvaise herbe perdure, je sens le désespoir et la tristesse forger une boule de rancœur à l’intérieur de moi. Je m’oblige alors à fermer les yeux et je me souviens de ton regard brillant d’allégresse, de ton rire sincère, et aussitôt le bonheur que tu avais si bien su éveiller à nouveau m’envahit.
C’est une énorme bouffée d’amour dans cette chienne de vie.