En 1992, Anne-Marie Jaton, mondialement connue sous le surnom de la Professorella, publiait un livre magnifiquement illustré, consacré à Blaise Cendrars. Actuellement encore, cet ouvrage reste l'introduction la plus attrayante, et la plus chaleureuse, à la vie et aux œuvres du formidable écrivain.
Le nom de Cendrars évoque à tout coup l'image d'un bourlingueur au long cours parti en son adolescence de La Chaux-de- Fonds pour le bout du monde, via le Transsibérien et l'Amazonie grouillante d'Indiens bleus, la bohème parisienne où il fut de toutes les avant-gardes, la Grande Guerre qui lui coûta sa main droite, et trente-six mille épisodes légendaires dont on disait parfois que la moitié relevait de l'affabulation, sans que le prestige du conteur n'en fût d'ailleurs entamé.
De ce Cendrars en vérité, sa fille Miriam a dévoilé l'essentiel dans la biographie qu'elle publia en 1984 chez Balland. Or à celle-ci s'ajoute désormais, pour le public non spécialisé autant que pour le lecteur ferré en cendrarsologie surfine, ce qu'on pourrait dire l'introduction idéale à l'homme et à l'Œuvre, en cela que l'ouvrage d'Anne-Marie Jaton a le triple mérite de raconter la vie de Freddy Sauser (que l'état civil de La Chaux-de-Fonds fait naître «du 29juillet au 4 août 1887»...), littéralement enluminée par une profusion d'images combien évocatrices; de retracer parallèlement la saga du poète, de ses premiers tâtons aux chefs-d'œuvre de la cinquantaine; enfin de commenter lesdites œuvres avec autant d'enthousiasme communicatif que de pertinence dans l'aperçu critique et la synthèse.
À lecture de Vol àvoile, plus d'un lecteur s'est imaginé le jeune Cendrars se carapatant de chez lui pour aller courir le vaste monde à la manière d'un beatnik avant la lettre. Or il va de soi que l'histoire de son émancipation est plus compliquée,même si Cendrars s'est choisi précocement un destin «tout autre» et si le thème de l'errance (mais en famille...) s'inscrivit très tôt dans son existence.
De la nature antinomique de Cendrars, Anne-Marie Jaton déchiffre d'ailleurs les traits à visage ouvert, si l'on peut dire, en appliquant la lecture physiognomonique de Lavater — auquel il faut préciser qu'elle a consacré un autre volume des Grands Suisses. Ainsi note-t-elle chez Cendrars l'opposition d'«une intense spiritualité dans les traits tourmentés» et d'«une sensualité trouble et douloureuse dans les lèvres épaisses qui veulent gober le monde», puis «la violence dans les sourcils, la générosité indulgente dans le nez épaté, la mélancolie, la recherche de l'âme et de la profondeur dans le dessin du front, la concentration enfin, l'ardeur et le feu dans l'ensemble du visage».
Parallèlement, le rapport graphologique de Julien Dunilac, étudiant l'évolution de l'écriture de Cendrars «de la main droite à la main gauche», n'est pas moins éclairant et significatif...
A ce portrait de l'homme, l'auteur ajoute en outre, nous l'avons dit, un commentaire sur l'œuvre visant à en ressaisir l'unité profonde. Par-delà son apparente dispersion, l'on voit aussi bien cristalliser un grand dessein poétique. Abeille faisant son miel de toutes les manifestations de lavie — des saveurs les plus immédiates aux spéculations les plus élevées —,Cendrars travaille sans cesse à la transfiguration verbale du cosmos. «On nepeut faire l'analyse d'un grain de blé sans démonter l'univers», écrit-il.
Frère poétique de Nerval mais aussi du feuilletoniste Gustave Le Rouge, Cendrars vit dans sa parole même l'opposition d'une espèce de sauvagerie bouillonnante et du besoin civilisateur de tout filtrer dans les arcanes du symbole et du signe.
Anne-Marie Jaton, Cendrars. Collection Les Grands Suisses, Editions Slatkine, 160 p.
(Cet article a paru le 21 janvier 1992 dans le quotidien 24 Heures)