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Jacques Moulin, Journal de Campagne par Angèle Paoli

Publié le 14 avril 2015 par Angèle Paoli

JUSQU'À L'ABRIL D'AVRIL

J ournal de Campagne. Tel est le titre que Jacques Moulin a choisi pour son dernier recueil poétique. Je pense aussitôt à " campagne " d'Italie / d'Égypte / de Russie... Mais non, ce n'est pas cela. Il ne s'agit pas ici d'un énième récit rescapé de la vareuse de quelque grognard de l'armée napoléonienne. L'on pourrait aussi s'attendre, avec le terme " Journal ", à une réflexion de diariste (comme le curé de Bernanos), écrite à partir d'un lieu donné et dûment daté. Ce n'est pas non plus tout à fait le cas. Pourtant la campagne existe bel et bien. Celle d'Alsace. Avec le village d'Uffholtz, dans le Haut-Rhin. Et son Abri Guerre, point de départ de l'écriture. Mais en place des dates, le poète en résidence dans son " Abri-mémoire " a choisi les mots. Des mots en rapport avec le thème proposé au résident. La " fortification ". Ces mots font figure d'entrées. Ouvertures vers un espace autre. L'espace du poème. Des poèmes pour se fortifier.

" Fortifiez-vous c'est comme

Un chant pour soi une romance un peu d'histoire

Des retrouvailles dans l'inconnu ".

À la fin du recueil, un petit lexique reprécise le sens exact de chacun des termes ― quatorze en tout ―, dans le contexte où ils sont employés. Celui de la Grande Guerre. 1914-1918. La terre d'Uffholtz est une terre de frontière avec tranchées, casemates, réduits, remparts. Et, partout, des brèches des fossés des abris. La découverte de cet univers se fait cependant sans heurt, en quatre temps. Et non sans plaisir, côté lecteur, ni sans curiosité. Cheminement / Approches / Meurtrières / Épaulements. Et la progression, par étapes ; ponctuée par les quatre dessins de Benoît Delescluse. Pour dire l'ombre et la lumière, pour dire leur trouée dans les feuillages. Ainsi découvre-t-on, en progressant dans ce curieux ouvrage, que le terme " cheminement " renvoie aux " travaux d'approche pour progresser à l'abri vers l'ennemi ". Dans le même temps, " approches " - au pluriel - désigne les " tranchées pour s'approcher d'une place sans s'exposer ".

Mais toujours " [l]e poème tient debout sans rempart ". Quant à l'abri, cet Abri Guerre que l'on rejoint au cours de l'avancée, c'est

" [t]out un chemin de voyelles pour toucher la fissure

Agripper la paix ".

On l'aura compris, le poème s'écrit pour résister à. Partant, pour donner vie à. La source les saisons la vigne les vergers. La poésie. Et " le poème prend ". Jusqu'à la paix :

" Le pré en taupes cloque la terre

Le rossignol gîte en muraille

Tout reprend paix devant l'abri ".

Le lexique du recueil s'approprie la coloration des abris chargés d'oubli et de mémoire :

" Un abri fortifié souterrain

Abri pour la mémoire

Mémoire forte mémoire des fonds

La mémoire oublieuse sans abri ".

Et le poète joue, détourne, glisse, creuse, explore l'univers des tranchées, retourne la terre et les mots, les malaxe, de la bouche et des yeux, de l'oreille et des dents :

" Trachée réduite suffoquer

Pharynx perdu tu dis plus rien

Poète casqué vers cadencés ".

Et, dans le poème suivant, sur la page en vis-à-vis :

" Tranchée guérite à terre

Toit à cochons caponnière

Cou tordu sabots crottés

Fiente aux ergots

Creuser toujours ".

L'univers de l'abri abolit la notion habituelle d'espace, toutes directions confondues. S'abriter alors, nécessite de jongler avec les quatre coins du réduit, pentes talus boyaux :

" S'abriter sous dedans derrière à l'intérieur

Au fond paroi par-dessus

Éviter l'avant se mettre en crypte

Cultiver ses arrières à couvert

Consolider son terme prendre asile ".

L'arrivée à Uffholtz donne naissance à un très beau texte en prose qui résonne comme un rappel des paysages vosgiens, vignes et Ballons, chemins de terre avec " le vent des consonnes dedans les branches ", les échos entre les voyelles [u] et [o], entre " ligne de crête " et " ligne de front ". Vient l'emménagement dans l'abri, et la phrase s'adapte au décor dans lequel elle naît : elle se mêle à la terre, suit les courbes et les entailles, murs et collines ; forge et sculpte :

" La phrase galope la plaine le vers se pose en glaise

Rencontre la tranchée comme un mot qui cisaille

Une étendue de pages

Zigzague un peu ".

Un monde d'entre-deux se dessine, fait de claies et d'interstices, de palissades et d'ajours, de rideaux de trouées de haies, couloirs de traverse du " vent coulis ". Qui conduisent jusqu'à " l' abril* d'avril " qui scande son refrain :

" Abri sous printemps

La fleur sous abri "

" Être à l'abri jusqu'à l'avril

La fleur sous abri ".

Ailleurs, dans F.O.R.T.I.F.I.C.A.T.I.O.N., le poète se livre à tout un travail de creusement et d'approches du mot. Sens et sons. Mot hérissé de fortins avec son " i " central, à la fois " pivot " et " point de rupture ". Un " i " lui-même évocateur d'images sonores et d'assonances aigües :

" Un i comme on en voit dans la craie prêt à crisser fragile tendresse et calvaire des calcaires pour déliter sa forme et mourir poreux au pied du caillou dur écroulé lui aussi par la vertu du faible. Fort garde-toi de tes i qui ouvrent brèche dans le pli de la ligne. "

Quant au final de ce beau texte de prose, il prend appui sur la finale du mot pour ouvrir sur un autre espace :

" On entend la finale du mot comme un éboulement progressif jusqu'aux glacis. Oublieuse nasale qui s'ouvre à d'autres gestes. La vie voyage. L'écho des chutes s'entend longtemps. "

Ainsi, de fortifications en redoutes, de redoutes en plongées, parvient-on au rondel en trois strophes et en alexandrin ― construit sur deux rimes et comportant un refrain :

" On court sur la colline on traverse les forts

On tombe sur des mots qu'on peut envisager

L'alexandrin revient pour chacun les nommer

Canon bastion redoute archère et contrefort ".

Comment ne pas se laisser envoûter par le plaisir jubilatoire de cette belle jonglerie de la langue et des mots ?

" Le rondel bat la brèche et se joue des rebords

Sur le chemin de ronde au plus près des fossés

Il cueille l'hellébore à l'euphorbe associée

Prend son temps de berme et aux pierres jette un sort

Il court sur la colline pour un herbier des forts ".

Et comment ne pas sourire et s'interroger, se regarder en visière dans " For intérieur ", texte plein d'humour :

" On mijote un donjon. D'aucuns le posent encore comme une truffe à l'angle du jardin palissé. Fortin ou fortelet avec l'armée de nains-céramique pour monter aux créneaux. "

Avec " Meurtrières ", la poésie se durcit. La tranchée crache ses os et les quatre poèmes, dont HWK (1-2-3), disent les " Poilus dépecés ", les chairs fragmentées, les gisants décapités.

La traversée de Journal de Campagne se clôt sur une section où dominent l'amitié et le partage. À l'arrière, dans l'abri de la " gorge ", le poète fête la vigne avec les vignerons de toujours. Avec les marcheurs du jour, le poème se met " en campagne "

" Les mots dans le dos

Sur le sentier en file indienne ".

Au soir, sur la plate-forme de la " banquette ", on se retrouve pour " bistroter ". " Abri café ", " Pour faire tribu ", " Stammtisch ici ". " Pour prendre mots relus ensemble ".

Poème en campagne jusqu'à "&nbsp[l]' abril d'avril ".

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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* Abril, chez Saint-François de Sales (1567-1622)

Jacques Moulin,  Journal de Campagne   par Angèle Paoli


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