Mitraillé sur une route de la capitale bosniaque, Jean Hatzfeld, reporter de Libération a échappé à la mort qui a fauché nombre de ses confrères et amis. En 1994, il exorcisa son traumatisme dans un livre poignant et véridique, sans trace de haine. Rencontre.
S’il il y avait une «prime à l'humain» pour récompenser les journalistes, Jean Hatzfeld la mériterait à l'évidence. A l'opposé des rouleurs de mécaniques et autres frimeurs, ce quadra en baskets incarne l'honneur de la profession. Les lecteurs de Lïbé se rappellent, entre autres, ses reportages sur le monde rural ou la condition des homos, sa façon sensible de parler du sport ou de raconter les faits divers.
S'il n'a rien du Rambo médiatique, ce fou de foot doublé d'un Fangio de la guimbarde allie la débrouillardise à la passion des relations humaines. D'où la qualité particulière, aussi, de ses reportages en territoires dangereux, du Liban à la Roumanie et de la guerre du Golfe aux fronts d'ex-Yougoslavie, où il a débarqué en juillet 1991 et couvert les deux conflits successifs de Croatie et de Bosnie.
Lui qui avoue n'avoir jamais parlé des blessés pendant «sa» guerre, parce qu'il craignait ce sort plus que tout autre, a finalement été grièvement atteint au lendemain de la visite de Mitterrand à Sarajevo, probablement par des tireurs bosniaques, ceux- là même qui, probablement aussi, l'ont relevé et chargé dans une bétaillère, lui accordant un salut in extremis. De l'humiliation et des tortures de sa blessure (une jambe quasiment arrachée),Jean Hatzfeld s'est finalement sorti.
De surcroît, comme pour réintégrer sa pleine intégrité, il a tiré de son traumatisme un livre qui se démarque absolument des récits de guerre ordinaires ou des reportages emphatiques style «j'y étais», pour mieux nous immerger dans «l'air de la guerre». Sans une analyse ni un chiffre à l'appui, l'auteur de ce beau livre fraternel, parfois même bouleversant, nous fait mieux comprendre les composantes essentielles du conflit en Yougoslavie dépecée.
— Que représente, pour vous, cette guerre maintes fois dite «absurde»?
— En fait, il y a deux conflits bien distincts.Lorsque je suis arrivé en Yougoslavie au début de l'été 1991, après la pantalonnade en Slovénie, tout le monde jouait déjà à la guerre, mais je pensais que des négociations régleraient l'affaire après le premier clash. Puis la guerre s'est propagée comme un incendie. Au commencement, j'étais plutôt proserbe. Je savais que les Croates avaient de lourdes responsabilités, n'ayant cessé de harceler la minorité serbe pendant les années qui venaient des'écouler. Puis j'ai constaté la disproportion énorme des forces. L'autre sentiment que j'avais, c'est que la propagande serbe montait en épingle le contentieux historique de la Seconde Guerre mondiale, visant à exacerber les rancunes. Or, je ne voyais rien, sur le terrain, de la haine entre communautés qu'on observe par exemple au Moyen-Orient entre Palestiniens et Israéliens. Beaucoup de gens, en Occident, ont embrayé sur ce thème en affirmant que les belligérants n'avaient pu faire le deuil de la dernière guerre et ne cohabitaient que sous contrainte alors que tant d'entre eux étaient mariés.Vous imaginez un seul Palestinien marié à une Israélienne? Pour ma part, je suis convaincu que le plan initial des Serbes était de réunir les terresséparées de la grande Serbie, et que la propagande a suivi avec tous ses phénomènes d'autosuggestion. Sur quoi la guerre a duré parce que personne n'a empêché les Serbes d'avancer, qui en ont sans doute été les premiers surpris. Cela précisé, si tes Croates ont des responsabilités indéniables dans ce premierconflit, il en est tout autrement des Bosniaques musulmans, qui n'ont jamais maltraité les Serbes.
— Comment expliquez-vous la sauvagerie particulière decette guerre?
— On a parfois incriminé la cruauté des populations Balkaniques:c'est une fable! Si la peur est effectivement devenue 1e moteur de cette guerre, c'est à cause du plan d'homogénéisation des territoires, qui suppose des transferts de population colossaux. Conquérir une terre et soumettre sa population est relativement facile. Mais arracher des gens à leurs maisons est une autre affaire. A cela s'ajoute la difficulté de séparer des populations étroitement imbriquées. Il a donc fallu de la sauvagerie pour engendrer la peur et la fuite. D'où la terreur et les viols. Ceux-ci ont été rendus possibles, en outre, par la dégradation des mœurs au sein de l'ancienne armée fédérale, dont la hiérarchie a été remplacée par des cadres dénués de toute culture militaireclassique.
— Les Serbes invoquent le danger d'islamisation de la Bosnie. Qu'en pensez-vous?
— Ce qui m'a frappé en fréquentant tes Bosniaques, c'est leur laïcité, par opposition au catholicisme souvent marqué des Croates.Les jeunes, en particulier, sont complètement occidentalisés, et il n'y a aucun mouvement d'opinion massif comparable à ce qui se passe en Iran ou dans les pays arabes. S'il est vrai qu'Alija Izetbegovic a signé des textes qui prônent l'islamisation, ce n'est pas ce thème qui lui a valu d'être élu. Cela dit, on connaît l'effet des persécutions, et j'ai appris récemment qu'on observait à Sarajevo, parmi les réfugiés musulmans débarqués des zones rurales, une certaine radicalisation du discours islamique.
— Vous sentez-vous d'un camp plus que de l'autre?
— Je suis avec les gens. Dans une guerre civile comme celle-ci, vous pouvez passer sans cesse d'une zone à l'autre. J'ai donc vu des tas de choses pas admissibles dans les trois camps, mais il ne faut pas raconter d'histoires: les responsabilités ne se départagent pas à égalité. Quoi qu'il en soit, je crains que rien ne soit résolu pour le moment, et que la paix ne soit pas pour demain...
— Vous dites vous être attaché à cette guerre. Terrible, non?
— Au risque de paraître provocateur, je dirai même que je m'y suis trouvé bien, peut-être parce que je l'ai suivie dès le début? Mais je m'explique: il n'y a rien là d'un goût morbide. J'ai de bonnes raisons de détester la guerre, car j'y ai perdu des confrères et des amis, sans parler des milliers d'innocents sacrifiés. Cependant, j'aime être «à laguerre». Les rapports entre les gens y sont plus vrais et plus forts qu'en aucune autre circonstance. Si je retourne à Sarajevo, et c'est prévu pour bientôt, ce ne sera pas pour participer au cirque médiatique, mais pour faire mon métier et y retrouver tes gens.
Jean Hatzfeld, L'air de la guerre. Editions de l'Olivier, 344 p.
(Cet entretien a paru le 6 avril 1994 dans le quotidien 24 Heures)