Carissimo Maestro !

Publié le 16 avril 2015 par Jlk

En 1983, Liliana Betti, sa « secrétaire » plus fellinienne que nature, racontait le Maestro...

Federico Fellini est à la fois un artiste incomparable et un mythe vivant dont la vitalité monstrueuse, les caprices munificents, les mensonges enfantins, le charme, les obsessions, la rouerie et le cabotinage de haut vol ont alimenté toute une légende aux belles enluminures de cirque, avec le concours de son entourage. 

Or, de cette constellation d’images et de fables plus ou moins fondées, au portrait de Fellini en vérité, serpente un sentier cahotique et tout en détours que les passionnés de son univers poétique suivront avec enthousiasme. Pour les y conduire, un « cicerone » au féminin : Liliana Betti, laquelle est habilitée à pareille fonction par quelque quinze ans de fréquentation quotidienne du Maestro aux titres divers de « secrétaire » (mais sans agenda), « chauffeur » (quoique Fellini ne lui cède jamais le volant) ou encore d'« assistante » — son rôle étant alors littéralement d’assister à ce qui se passe sur le plateau. Tout cela n’étant probablement rien à côté de la complicité magnétique qui unit cette jeune dame plus fellinienne que nature, et le génial auteur de  8 1/2, des Vitelloni , d' Amarcord  ou deRépétition d’orchestre …

Parce qu’il « a mis tout son être et sa propre vie en images», l’on pourrait être tenté d’affirmer que Fellini « au fond n’existe pas dutout ». Telle est du moins la conclusion, fortement empreinte de malice, àlaquelle Liliana Betti en arrive après un long voyage au pays du plus fascinantdes montreurs d’images du cinéma contemporain, quand bien même tout ce qu’ellenous dit à son propos n’évoque pas précisément l’existence d’un ectoplasme. Etpourtant s’il y a boutade, celle- ci n’est pas gratuite. 

Parce qu’il est vrai que la vie de Fellini, telle qu’elle apparaît, donne l’impression d’une sorte de gargantuesque digestion où tout n’est absorbé qu’en fonction de sa transmutation poétique. Prenons l’exemple du téléphone, auquel la « secrétaire » très irrégulièrement salariée du maestro consacre un chapitre entier. Du matin à l’aube suivante, Fellini téléphone. Non du tout pour régler d’urgentes affaires, mais pour drainer toute l’énergie vitale du monde auquel il est ainsi relié, comme l’araignée à tous les points sensibles de sa toile par son fil. 

« Fellini, gentil de nature, pourrait tuer pour un jeton de téléphone», nous apprend Liliana Betti. « Fellini téléphone à chaque instant : en pensant, en lisant, en mangeant et, probablement, en faisant l’amour et en dormant. » Mais aussi et surtout : « Fellini se téléphone. » 

Vampire par générosité

Il y a du vampire chez Fellini, cela ne fait pas un pli. L’on nous dira que c’est le fait de tous les grands créateurs, plus égocentriques les uns que les autres. Mais à cela, Fellini surajoute une sorte d’exubérance féerique qui touche au merveilleux. Lorsque sa « secrétaire » lui raconte un jour quelque bourde pour se tirer d’une mauvaise situation découlant de sa négligence (un bureau qu’elle aurait dû louer pour un prochain film), loin de se fâcher, Fellini la pousse à vivre son mensonge jusqu’au bout, nonpour la mettre en faute, mais uniquement pour voir comment se développera cette intéressante fiction... 

Et de la même façon, toutes les bizarreries de la vie, les situations impossibles, ce qu’il y a de mystérieux, d’étrange, de paranormal ou de fabuleux dans le tout- venant de la réalité, se trouve happé, englouti et longuement ruminé par Fellini. 

Cela pourrait n’être que du pittoresque tenant à un caractère farfelu. Mais, à vrai dire, les extravagances de Fellini et celles qu’il suscite (son courrier quotidien, dont l’auteur nous livre quelques échantillons inénarrables), tout le désordre apparent de sa vie aboutit à un enouvelle harmonie que le cinéaste, sur le plateau, semble reconstituer avec uneconscience fulgurante. Ainsi, cet homme aux dehors fantasques, qui a l’air de fuir constamment toute solitude, ce névrosé dont la visite d’un hôpital psychiatrique, en compagnie de Liliana Betti, révèle soudain l’extrême vulnérabilité, ce « tombeur » présumé qu’une seule femme rassure par sa présence (Giulietta/Masina, il va sans dire), ce désinvolte et ce comédien donnant aux gens l’impression d’une perpétuelle absence, cet esprit peu rationnel et fuyant toute confrontation intellectuelle trop serrée, apparaît-il subitement, dans la mise en place de chaque élément de ses films, comme un mosaïste qui aurait vu en rêve la place de chaque petite pierre à faire scintiller, et dont les ordres tomberaient alors, dans le plus grand désordre (le film se construisant partous les bouts à la fois), pour un résultat dont nous savons la mystérieuse perfection. Ainsi de la « splendide négligence formelle d’Amarcord », selon l’expression de l’auteur de ce portrait de Fellini, qui nous apparaît comme unchef-d’œuvre...

Dieu le Père et son «gang » 

Dans un de ses essais, l’écrivain américain Gore Vidal disait à peu près que Fellini lui faisait l’effet d’un peintre cherchant à reproduire le plafond de la Sixtine sur des balles de celluloïd. Or, lisant le témoignage de Liliana Betti, nous voyons effectivement ce grand maître comme une façon de démiurge en son cercle magique.

Le voici par exemple assistant, à Cinecittà, à la procession d’incroyables personnages dont seront sortis la Saraghina de 8 1/ 2 , la matrone au derrière lunaire incarnant la buraliste d’Amarcord ou le mage Bishma de Juliette des esprits

« La précision, l’intuition de Fellini identifiant les personnes qui défilent devant lui sont stupéfiantes. D’un regard bref, pénétrant, presque violateur, il réussit à découvrir en chacune d’elles leur vocation la plus vraie, secrète ou passée, souvent trahie, presque jamais reconnue. » 

Ou le voilà, au milieu de son « gang », tel Dieu le Père reprenant à zéro son aventureuse entreprise de la Genèse, à l’instant de commander aux éléments dans son mégaphone : « Du brouillard ici ! Du brouillard là ! Mais non, assez de brouillard ! En avant la mer !

 Liliana Betti. «Fellini — un portrait ». Editions Albin Michel, 1983.

(Cet article a paru le 6 août 1983 dans La Tribune-Dimanche)