Dans La rémanence, paru en 1992, Jean Vuilleumier s'attachait à lire entre les lignes de quelques vie. Une confrontation avec l'érosion de l'existence et son improbable signification.
Les romans de Jean Vuilleumier évoquent admirablement une certaine Suisse engoncée, paisible jusqu'à l'anesthésie et dont les apparences si policées camouflent autant d'abîmes discrets que de désastres estompés.
Avec une sorte d'attention hallucinée au décor dans lequel évoluent ses personnages, le romancier genevois suggère leur météo psychique en se bornant au filtrage extrêmement subtil de leur perception physique. A croire que, dans les romans de Vuilleumier, la difficulté de vivre diffuse à l'état gazeux ou se perçoit sous d'autres formes matérielles, tandis qu'inversement la matière organique, les végétaux, les objets sont porteurs de sensations déterminées, voire de sentiments. Or l'expression de l'écrivain ne cesse de se faire mieux appropriée à son projet.
D'où cette écriture à la fois minutieuse à l'extrême et comme ombrée de mystère, limpide et sourdement astringente, musicale et lancinante, dont la chimie secrète agit finalement à la manière d'un révélateur.
Bilan d'une vie
Après le beau récit de L'effacement paru l'an dernier et qui s'achevait sur une mort «en sourdine», c'est une autre disparition qui marque le bilan de La rémanence.
Bruno vient de mourirdu cancer. A son enterrement se retrouvent son ami de jeunesse Romain Fergusson et Nathalie, qui fut successivement l'amante de celui-ci et l'épouse du défunt. Dans les allées du cimetière, pendant l'office funèbre, puis dans la foule des «parents et amis» conviés aux agapes de l'adieu et où il retrouve son ancienne maîtresse, Romain ne cesse d'entremêler ses pensées présentes et les réflexions retrouvées dans le journal qu'il tient depuis une trentaine d'années.
Le récit s'ordonne d'ailleurs, comme rythmé par une respiration pensive, en fonction de cette alternance sans heurts, et néanmoins révélatrice, du récit direct et des pages du journal, qui fait apparaître l'unité intérieure du protagoniste.
Vieil adolescent demeuré, avec ce quelque chose d'orphelin qui lie entre eux tous les personnages de Vuilleumier, Romain est ramené, par la mort de cet ami auquel il s'identifie, à une source dont il perçoit le tressaillement «au plus intime de son ordinaire léthargie». Si le contentement de rester en vie suscite en lui une «pulsion bestiale», c'est avec le sentiment irrémédiable que tout s'amenuise et que tout s'érode qu'il établit ses constats de contemplatif doux-amer. Lui qui pensait, en sa vingtaine d'étudiant boursier séjournant dans un port de la Hanse (où précisément il rencontra Nathalie), que les jeux, alors, étaient déjà faits, paraît avoir toujours vécu un peu à l'écart, jamais aussi à son aise que dans quelque tendre retraite fœtale. Au regard de cet embusqué solitaire, les menées un peu compliquées de l'amour, autant que toute entreprise humaine, paraissent bien dérisoires. Du moins le sentiment de l'inexorable et la souffrance de chacun — l'agonie de Bruno, puis le suicide de Nathalie — ressaisissent- ils sa compassion tandis que revivent doucement, en lui, les images de leur jeunesse commune.
Tissé de résonances qui renvoient le lecteur aux romans précédents de l'auteur (on y entrevoit ainsi tel personnage déjà rencontré), La rémanence illustre à la fois les malentendus qui entachent notre rapport avec le passé, et le caractère aléatoire de toute mise sur l'avenir. Or, pas plus que les autres livres de Jean Vuilleumier, ce dernier roman ne débouche sur le vide ou le nihilisme, aiguisant au contraire notre perception du présent profond, puis stimulant notre aspiration à un temps intérieur plus authentiquement habité.
Jean Vuilleumier La rémanence, L'Age d'Homme, 1992.
(Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 3 novembre 1992).