Aujourd’hui, c’est jeudi, et non ce n’est pas qu’une journée de travail insipide comme 340 autres pour les habitants d’Istanbul. Parce qu’aujourd’hui, c’est le 23 avril, et c’est un jour qui dépote.Dans notre imaginaire occidental, le 23 avril est conjointement une journée sans intérêt, un lendemain de cuite électorale et la date de la naissance et de la mort de Shakespeare, parce que le type est tellement malin qu’il a réussi à naître et mourir le même jour. (À cinquante ans d’intervalle. Parce que sinon, on n’en parlerait même pas, et surtout pas dans ce blog.)Le 23 avril en Turquie est un jour particulièrement goûté des promeneurs parce qu’on y célèbre la souveraineté nationale et les enfants. Pour les enfants, bonne affaire : pas de cours d’histoire ; pour la souveraineté nationale, ça ne change sans doute pas grand-chose ; quant à la logique bizarre qui réunit dans une même célébration officielle la souveraineté nationale et ce qui l’incarne le moins, à savoir un fatras d’écoliers boutonneux et braillards occupés à pourrir les parcs, je ne sais quoi en penser.
Büyükada, 23 avril 2015, copyright Marguerite Petrovna- C’est qui ? Des copains de Vallaud-Belkacem qui essaient de relancer le goût de la lecture en donnant Harry Potter aux mouflets ?Point du tout : ce sont des évangélistes qui tentent de me refiler une Bible en turc. - Hediye ! (Cadeau !)Vingt pas plus loin six jeunes femmes reconnaissables à leur foulard bleu, façon troupe de scouts robotisés, attendent en rang d’oignons à côté d’un tableau à feuilles.- Qu’est-ce qu’ils font ? Ils jouent au Pictionary ?En effet une Asiatique appliquée dessine des petits moutons et un arc-en-ciel. En gras, la légende dissipe le mystère :İSA’NIN HİKAYESİ (l’histoire de Jésus).- Quelqu’un peut leur dire que Jésus n’était pas là pendant le Déluge ? Enfin, s’il était là, personne ne l’a vu…- Vous voulez une Bible ?- NON.Sur ma gauche, insouciants des assauts évangéliques, un jeune couple se prend en photo à l’aide d’un selfie-stick. La femme, voilée à la citadine, sourit complaisamment tous les trente pas ; j’en déduis qu’elle est en voyage de noces. Arrivée au monastère je cherche à fourrer mes bougies dans un bac à sable, ce qui est normalement la pratique quand on aborde une église orthodoxe ; mais ici la concurrence est féroce : le staff du pape vend ses propres bougies, d’une qualité bien supérieure à celle que je me suis procurées en bas, et il est hors de question de fourrer ma camelote dans leur église. La vérité éclate au grand jour : les bougies de la Providence sont bien une supercherie.Les promeneurs turcs, qui sont l’immense majorité dans cette église où pas un Grec ne s’est aventuré, se rattrapent grâce à d’autres pratiques. Je comprends mieux soudain pourquoi une demi-douzaine de vieilles ont tenté de me faire avaler des cubes de sucre sur le trajet. Ce que j’avais interprété comme une sage précaution de la mairie destinée à éviter les crises d’hypoglycémie n’était qu’une invitation à bousiller les murs du monastère en y dessinant au sucre les contours de mon rêve le plus fou.