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Panique sur le monde des Lettres : les Français ne lisent plus. Le smartphone, Netflix et les chaînes de sport ont détrôné le roman qui gît, tel un fétiche oublié, dans la Billy du fiston en 4e. L’enjeu est de taille : à quoi bon commettre, au prix de longs mois d’efforts, des ouvrages que personne ne lira ?De fait, le désamour pour le papier imprimé est assez criant. Le métro parisien, où l’employé moyen consume une large portion de son existence, est un espace idéal pour le bouquinage : ambiance apaisée, lumière généreuse, et surtout les vers immortels de la petite Manon, 8 ans, de Castets-en-Dorthe (33), qui ornent depuis deux ans les rames de la ligne 11 :
« Le canard est le plus bel oiseau du ciel »
Et pourtant, rien. CandyCrush, la catapulte à oiseaux : voilà tout.En même temps, le Français, je le comprends. Cet objet, quand on n’est pas formé à le manipuler dès le plus jeune âge, est impénétrable. Ces fonctionnalités sont peu apparentes, son interactivité, nulle. Pour toutes ces raisons, je me propose de composer un petit mode d’emploi du livre, pour que le Français, enfin, se le réapproprie.
Le livre, un objet doté d’une vie propre
Contrairement au contenu numérique, le livre a tendance à durer. Il existe, en effet, dans le monde réel : on peut mesurer son étendue, son épaisseur, et même (ceux qui enchaînent les déménagements finissent pas le savoir), son poids. Chacune de ses pages a coûté la vie à des milliers de fibres de cellulose. On peut donc s’en servir comme de n’importe quel objet : le plier, le compacter, le jeter dans une déchiqueteuse, par la fenêtre, le noyer dans une rivière, le teindre en rose, en jaune, en crème, le donner à manger à un ours, en arracher les pages une à une pour obstruer un vasistas, le cacher dans un paquet de semoule, en faire des piles jusqu’au plafond, le manger, même, les jours de disette.Mais tous ces usages ne présentent pas, il faut l’admettre, beaucoup d’intérêt. Heureusement, le livre a aussi des ressources cachées que connaissent tous les débrouillards. Qui n’a jamais passé une nuit de cauchemar dans un lit branlant ? ou senti ses jambes lourdes après une folle soirée sur des escarpins ? Le livre vient adéquatement se glisser sous le pied mal fixé.Vos voisins vous infligent tous les jeudis une fête de bourrés au son de I’m an Albatroaz ? Attendez qu’ils refluent vers 2h30 et lâchez-leur sur le crâne les huit tomes in-8° de l’Histoire de la France urbaine.Vous avez acheté, un week-end de déprime à la brocante de Germilly-les-Pots, un bahut normand mangé par les termites, et sur lequel vous avez disposé amoureusement la collection de porcelaines de Limoges de votre aïeule ? Lestez-en le fond avec de bons manuels à 1,5 kg, type Parcours de réussite des vignerons du Pas-de-Calais, ou la biographie de Robert Hossein, et même en cas de secousse sismique vos pots de chambre à œil seront en sécurité.>> À retenir donc : le livre doit, avant toute chose, être considéré dans sa matérialité.
Le livre, lui aussi, est tactile, mais à sa manière
N’essayer pas de presser la couverture d’un livre pour obtenir une bande-annonce ou une interview sous-titrée de l’auteur : ça ne marchera pas. Vous ne pourrez pas non plus déclencher d’animation audio ni liker le chapitre.Le livre, en effet, n’est pas relié à l’Internet.Cependant il peut réagir aux impulsions de votre organisme. Faites l’expérience suivante :Saisissez le livre par son coin inférieur droit. La couverture, parfois souple, parfois cartonnée, parfois inexistante parce que vous l’avez arrachée pour allumer le feu, peut se rabattre sur la gauche.ATTENTION : IL FAUT INVERSER TOUTES CES CONSIGNES SI VOUS LISEZ EN JAPONAIS OU EN ARABE.Elle dévoilera, sans doute,UNE PAGE BLANCHEou alorsUNE DÉDICACE« À ma chère Mireille, en souvenir de ce séjour enchanteur au Touquet »ou mêmeUNE CARTE POSTALE 1900.Le même procédé peut être appliqué à toutes les pages de l’ouvrage. Attention toutefois : des petits malins peuvent en avoir collé certaines pour que vous ne puissiez pas les lire. Vous risquez ainsi de manquer les passages libidineux du dernier Houellebecq, c’est-à-dire 45% de l’ouvrage. Houellebecq et les femmes>> Conseil : déménagez rapidement de l’institution religieuse où vous avez pris vos quartiers.
Le livre est une petite madeleine que vous humerez avec plaisir
Un dimanche d’août, coincé dans la vieille demeure familiale où vous avez promis de tenir compagnie à Mémé, vous retrouvez votre Bibliothèque verte enterrée dans un carton. Que d’émotions se dégagent de ces pages à moitié moisies ! Sur le vieux volume décati des aventures du Club du Cinq, vous retrouvez un coléoptère écrasé qui vous rappelle cet hiver de 1993 où vous avez trompé l’ennui en bouquinant dans le grenier.Seul le livre permet ces émotions subtiles.Photo Eugène ShinkovskayaJe vous encourage à faire un tour sur ce blog qui a recensé les meilleures photos de vieilles dames bouquinant dans des parcs: Vieilles dames bouquinant dans des parcsOn ne le dira jamais assez : le livre, c’est les vacances, les premières amours (ah, la série des Claudine lue au coin du feu !), les nuits sous la couette à lire à la lampe de poche.Essayez de faire ça avec une tablette.Migraine ophtalmique garantie.En plus, c’est idiot de lire sur une tablette à la lueur d’une lampe de poche : la luminosité de l’écran est bien suffisante pour vous faire pincer par la gouvernante !Sur quel smartphone retrouverez-vous les miettes d’un goûter d’il y a trente ans, ou la tache de café héritée d’une nuit de lecture frénétique en prépa ?Eh bien, aucun, parce que de toute façon avec l’obsolescence programmée, il y a longtemps que vous l’avez balancé, votre smartphone.
Vous voilà prêts, lecteurs, à manipuler un livre. Pensez, à chaque fois que vous descendez parce que vous êtes arrivé à votre station, ou que le réveil indique 1h, à marquer votre page avec un objet plat et inférieur en largueur à la page où vous vous êtes arrêté : un ticket de caisse, par exemple, ou une étiquette de vêtement, mais pas une pince un linge ou un râteau.
Bonne découverte, et à bientôt.