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La marchandisation de la culture, une idée sympa

Publié le 04 mars 2015 par Marguerite Petrovna @chatmarguerite

La marchandisation de la culture, une idée sympa

La marchandisation de la culture, une idée sympa

Difficile de ne pas faire un détour par le Palais des Papes, surtout quand l'esplanade n'est pas encombrée par une troupe de théâtre amateur interprétant la vie de Sainte Thérèse d'Avila en tableaux vivants. Il domine la ville de sa stature médiévale, et ses murailles abruptes, qui n'abritent plus désormais qu'un grand vide, dominent le passant comme l'effrayant château du Roi et l'Oiseau. Le passant ne peut qu'être frappé par l'admirable agencement des pierres de parement. J'ai l'air de plaisanter comme ça, mais c'est tout à fait sérieux. Placer des pierres de parement, ce n'est pas l'affaire de n'importe qui. Vous vous dites sans doute qu'il suffit de prendre de bons moellons et de les disposer les uns au-dessus des autres en vérifiant que ça ne tangue pas trop - EH BIEN NON. Le parement se sélectionne avec amour, se taille, se ponce, se lime, bref, on peut y passer trois jours, et je peux vous assurer que dans les murailles du Palais des Papes il y a un sacré tas de pierres de parement. Ce qui ne peut qu'exciter l'admiration et l'enthousiasme du visiteur de passage.

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Le prix d'un cocktail au bar de l'hôtel du Louvre.

Je suis donc plantée depuis un bon quart d'heure devant la chapelle Saint Martial, peinte au XIVème siècle par Matteo Giovanetti. Au-delà de l'impératif de rentabilisation du billet d'entrée, la halte méditative devant les fresques est assez stimulante ; elle m'évoque cet épisode du Patient anglais (oui le mélo que personne n'admet avoir vu) où Juliette Binoche, entiché d'un troufion sikh à turban, se fait hisser à l'aide d'une poulie au plafond d'une église toscane, et éclaire les fresques médiévales avec des lumignons au phosphore. Cette scène n'est pas ce que le cinéma occidental a produit de plus stupéfiant les cent dix dernières années, mais elle représente à mes yeux le climax du cool : se balader en tyrolienne dans la nef d'une église romane. Un jour, peut-être.

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Evidemment, je ne vais pas leur courir après pour leur signaler en beuglant que dans les douze euros du billet il y avait huit pour la réfection des fresques, et qu'ils auraient tout intérêt à bader devant les miracles du saint limousin ; mais tout de même je m'interroge. Pourquoi dépenser une somme aussi colossale pour aller s'ennuyer deux heures dans un grand amas de pierres quand le ciné du coin passe La famille Bélier avec Marina Foïs ?

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Mais la première visite dépasse de loin la seconde en brutalité émotionnelle. Le Palazzo Té a fait l'objet d'une description in extenso par Gabriele d'Annunzio dans l'inoubliable roman Forse che sì forse che no. L'auteur, qui, contrairement à une légende fermement implantée en France, n'a pas passé sa vie à reprendre Fiume aux Croates, a aussi écrit des livres. Il y expose les tourments de dandys neurasthéniques abonnés à l'opium et aux sexualités divergentes, et leur douloureuse rencontre avec la race nouvelle des fanatiques de moteurs ; au gros, la transition vers la modernité. Plus personne ne lit d'Annunzio, à moins de se retrouver cloîtré dans un grenier avec la collection de revues littéraires de son arrière-grand-mère, mais, dans des circonstances que j'ai un peu de mal à élucider aujourd'hui, j'ai décidé, au printemps 2006, de parachever mon apprentissage de la langue italienne par la lecture de ce pavé.

Pour la faire courte, Forse che sì forse che no ( Peut-être que oui peut-être que non) narre les aventures d'une bourgeoise plantureuse qui s'entiche d'un aviateur viril qui la fait rêver avec ses biplans ; et, au bout de huit cents pages, l'affaire tourne très mal parce qu'il s'avère qu'Isabella, l'héroïne, couche aussi avec son frère, ce qui énerve Paolo parce que lui est moderne et qu'il aime les moteurs.

La marchandisation de la culture, une idée sympa

Au premier tiers du roman, toute la petite famille est en excursion dans une machine à moteur très très moderne et se propose de faire un crochet par le Palazzo Té. Pas de chance, il est 18h, et le gardien a envie d'aller regarder Vivement dimanche. Mais Isabella argumente avec brio (je laisse la VO pour la couleur locale) :

Lasciateci entrare! Siamo di passaggio. Ripartiamo prima di notte. Non torneremo forse mai più. Vi prego, vi prego! Nessuno vede, nulla può accadere. Lasciate che entriamo, per un'occhiata almeno! Mi chiamo Isabella.

Le gardien, qui n'a pas compris qu'il était dans un roman foireux, laisse entrer ces loufoques, et c'est parti pour deux heures d'équipée : Isabella et Paolo se tripotent devant les triptyques, Aldo esseulé pleure dans les bassins en rocaille et, entre deux épanchements verbeux, ils tombent en admiration devant la célèbre devise des Gonzague inscrite en lettres d'or sur le plafond en labyrinthe : Forse che sì forse che no, qui me rappelle insidieusement que, peut-être, j'aurais mieux fait de ne pas ouvrir ce bouquin.

Ella balzò lontano, fuggì per le stanze contigue, sotto cieli d'oro e d'oltremare, sotto cieli dolci come le turchine malate e le dorature sdorate, sotto pallide ricchezze diffuse e sospese, sotto un silenzio scolpito e inevitabile. [...]

La desolazione si trasfigurava. Si mutavano ora in lembi di melodia patetici come i gridi del desiderio e dello spasimo le vaghe onde di musica ondeggianti in orno alle rose bianche dell'orto pensile. La ruina, liberate dai vestigi della vanità e della miseria intruse, respirava nell'antica grandezza per tutte le bocche delle sue ferite, respirava e soffriva e moriva. Tutti i segni erano eloquenti, tutti i fantasmi cantavano. Le Vittorie mostravano l'anima di ferro sotto gli stucchi disgregati, e non più la corona fronzuta tendevano ma il cerchio di rugginoso ferro. Le Aquile sublimi abbrancavano i festoni di frutti putrefatti e caduchi.

[Qu'est-ce que diantre qu'un silence inévitable ; c'est curieux tout de même, qu'est-ce qu'elle fiche dans un silence inévitable ?]

La désolation se transfigurait. [ ?] Les vagues de musique qui ondoyaient parmi les roses blanches du jardin suspendu devenaient les échos pathétiques d'une mélodie pareille aux cris du désir et du spasme.[Au oui tout de même.] La ruine, libérée des souvenirs de l'intrusion de la vanité et de la misère, respirait son antique grandeur par toutes ses plaies, respirait, souffrait et mourait. Tous les signes étaient éloquents, tous les fantômes chantaient. Les Victoires montraient leur âme de fer sous les stucs croulants, et elles ne tendaient plus leur couronne de laurier feuillu mais un cercle de fer rouillé. Les Aigles sublimes soutenaient des festons de fruits pourris et caducs. "

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