Le soleil vient de s’évanouir derrière la ligne d’horizon. Dans le train, une douce pénombre recouvre progressivement les banquettes et les logos SNCF.« Chérie, tu dors ? »Anne-Laure lève un regard surpris sur son mari. Il ne lui a pas adressé la parole depuis six heures, et elle commençait à se faire à l’idée que ce séjour à Orange, comme tous ceux qui l’avaient précédé, allait tourner à la catastrophe.« Mais non, tu vois bien. Comment pourrais-je lire en dormant ? »Elle referme son volume des Contes fantastiques de Théophile Gautier et esquisse un demi-sourire à destination de son mari. Puisqu’il est en veine de conversation, autant l’encourager.« Tu vas bien ? »Il recommence à fixer la fenêtre. Manifestement, elle n’a pas saisi la perche comme il le fallait. En effet, il y aurait eu des questions plus pertinentes à poser.« Tu es content d’arriver à Orange ? »Ses lèvres esquissent un rictus nerveux.« Bien bien. Tu veux une clémentine ? »Il tend la main sans répondre. Cette excursion commençait à sentir la grosse éclate.Anne-Laure ne songe pas à s’en formaliser. Depuis quinze ans qu’elle est mariée à Ludwig, elle s’est faite à l’idée que leurs centres d’intérêt ne coïncideraient jamais. Une fois l’an, pour faire comme les amis, elle l’emmène faire un petit voyage culturel dans la région ; mais ces escapades se concluent généralement par une explosion rageuse de Ludwig, qui n’aime pas être arraché à son petit home marseillais. Et au fond, Anne-Laure préfèrerait la compagnie de ses amies de l’université à celle de son époux bougon et perpétuellement endormi.
« C’est à dix minutes de marche. »Sur le site de réservation qu’elle affectionne, l’hôtel Saint Laurent affichait un air pimpant de petite maison familiale tenue avec amour depuis des générations. Ses fenêtres ornées de rideaux de cretonne donnaient sur le théâtre romain où, par bonheur, ne résonnait aucun hululement lugubre de castafiore en déroute. Très curieusement, le Saint Laurent devant lequel elle s’arrête ne ressemble en rien à ces images enchanteresses.« C’est un peu miteux. Tu es sûr de l’adresse ? »« Mais oui. 4 rue du Mazeau. Je ne pense pas qu’il y en ait deux dans cette ville ! »Au troisième coup de sonnette un vieillard ventripotent se présente à l’accueil. « C’est bien ici, le Saint Laurent ? »« Evidemment. Vous ne savez pas lire ? Vous avez la chambre 6. »L’écho de son pas massif disparaît, absorbé par la moquette.« Je sens qu’on va adorer. »
« Jeune homme, vous êtes de la ville ? »Il jette un regard stupéfait sur son interlocutrice.« Je me suis perdue. Pourriez-vous m’indiquer l’entrée du théâtre ? »« Teatri quoi ? »« Laissez-moi faire ; j’ai justement besoin d’un cicerone. »Anne-Laure le saisit gaillardement par le bras et l’entraîne dans son sillage.« Madame, madame, faut vous calmer, je voulais juste faire un tour, je suis désolé si vous l’avez pris pour vous ! »« Nous allons nous divertir devant les performances des acteurs. »Elle le guide ainsi jusqu’aux gradins du théâtre. Sur scène, deux comédiens cachés derrière des masques grimaçants interprètent l’Aulularia.« C’est vraiment très amusant ! Mais je comprends mal leur accent. Peux-tu m’expliquer le sens des répliques ? »Le jeune homme agite fiévreusement les mains en signe de dénégation.« Ne sois pas timide. Je suis sûre que tu n’es pas le dernier à rire à ces farces ! »Il retire sa main de son emprise.« Ecoutez, Madame, je ne sais pas ce que vous cherchez à accoster comme ça des hommes en pleine nuit, mais je peux vous assurer que je ne suis pas intéressé. Laissez-moi rentrer s’il vous plaît, sinon les flics vont mettre mon scoot à la fourrière ! »Anne-Laure, qui s’évertue à remonter sa robe sur ses mollets pour lui en faire admirer le galbe, n’entend pas ses protestations désespérées. Elle est de toute façon captivée par les singeries des acteurs qui s’assomment réciproquement à coups répétés de faux pénis.« Hilarant, cet humour. On ne sait plus faire ça ! »« Si si, sur Direct 8. »
La voix masculine bien timbrée qui a prononcé ces mots provient d’un gradin situé dans son dos. Anne-Laure se retourne : un homme en toge la contemple d’un regard furieux.« Ludwig ? »Quelle poisse ! Traverser le temps pour retrouver cet empaffé.« Oui, Ludwig. Tu croyais me semer, mais j’ai su te retrouver. Et bravo pour ton cinéma avec ce pauvre type ! »Elle lance un coup d’œil latéral : sa proie juvénile s’est enfuie.« Le jeune homme qui était là ? Je ne sais pas qui c’était. »« N’insiste pas. Au Ier ou au XXIème siècle, tu n’es qu’une mijaurée. Vivement le triomphe du christianisme, qu’on puisse te lapider ! »« Ludwig, tu exagères ! Je l’aidais juste à ramasser des sesterces qu’il avait fait tomber. »« Grosse dinde, je vais chercher un lion pour qu’il te bouffe. »Il fait mine de se lever, ce qu’Anne-Laure prend pour un signe véridique de ses intentions belliqueuses.« Ah non ! Tu m’en as suffisamment fait voir. » De la main droite, elle saisit une amphore qui traînait innocemment sur le sol et ajuste la tête de son mari. Sans grand succès : elle n’avait pas anticipé la courbe parabolique de son projectile. Ludwig se retourne et prend l’apparence d’un gros félin ombrageux.D’un bond puissant il revient sur elle et la recouvre.« Anne-Laure ? Tout va bien ? »Le lit s’est effondré sous leur poids conjugués.« Qu’est-ce que je fais par terre ? »« Je me suis abattu comme une masse. C’est vraiment de la camelote, cette literie… »Tout autour d’eux l’hôtel, éveillé par le barouf, émet des cris angoissés.« Tu veux dire qu’on est en 2015 ? »« Hein ? Aucune idée. »Elle inspecte des yeux le sol dévasté. Débris de bois, clous, vis, punaises. Au milieu de ce désastre, un petit éclair lumineux. Elle y porte la main : un sesterce.« Tu dors ? »« Oh non. »PS: Vous l'aurez compris, le thème de cette chronique est tiré de la nouvelle Arria Marcella de Théophile Gautier.