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A la recherche de l'Ame de l'Amérique Centrale - par Claire Mercês
Publié le 06 février 2015 par Marguerite Petrovna @chatmarguerite
Le but était de forcer le cœur de la capitale du Guatemala avant la tombée de la nuit : ensuite, il me paraissait évident que des vols de chauve-souris géantes s'abattraient sur ma petite personne parachutée en cette contrée. Le cœur, cela va de soi, signifiait un bar ouvert et accueillant du centre historique. Sinon, il n'y aurait pas de défi, d'autant plus, compris-je assez vite, qu'il n'y avait pas vraiment de centre historique dans la principale ville du Guatemala : j'allais devoir en dénicher un quand même et cela rehaussait mon cœur à l'ouvrage. Il me fallait rencontrer l'âme de cette terre étirée entre les Deux Amériques. Avant d'être dévorée par les chauves-souris, CQFD.Les premiers efforts de communication avec des autochtones furent assez infructueux : les religieuses guatémaltèques que j'avais entreprises dès l'aéroport de Madrid ne comprenaient absolument rien à mon espagnol de mini-guide Assimil, et me jetaient des regards peu propices à un échange spirituel. Tenace, je profitais des dix heures de vol pour griffonner un texte en castillan boiteux, et le leur remettre timidement à l'arrivée, en priant que l'Esprit Saint les éclaire dans leur lecture. Hilares, elles finirent par me donner l'adresse et le numéro de téléphone de leur couvent, se disant que les démons avaient l'air bien paumé sur cette terre, et je m'empressai de perdre ladite adresse : je conservai quand même la beauté du geste vain.L'un des objectifs pour cheminer jusqu'à mon but (le cœur babylonien d'une capitale méso-américaine) était de trouver un hébergement pour les jours suivants: ce que je réglai piteusement en m'accrochant comme un koala terrifié à la première famille française que j'aperçus près du tapis à bagages.Après quoi je pouvais foncer glorieusement vers l'hôtel qui m'avait été désigné par mon nouvel employeur. Un jovial et charpenté chauffeur de taxi m'attrapa par le col à la sortie de l'aéroport, manifestement rompu à l'exercice du repérage de françaises bafouillantes et papillonnant des yeux sous un soleil menaçant. Il m'embarqua comme un sac à dos au fond du taxi, où il jeta peu après un autre colis, qui se lança dans une grande conversation en italien avec mes genoux. « Mon Dieu ! » me dis-je, « Un hippie. » C'était en effet un de mes collègues, vigoureusement mal rasé et bronzé, débonnaire et chantant à tue-tête. « Je suis tombée chez les fous », continua ma pensée, confortée en cela par les joyeux coups de klaxons dont nous honorait le prolixe chauffeur de taxi, qui avait peut-être rêvé d'une carrière dans la musique militaire. Le kangourou italien continuait de bondir sur le siège, promesse d'une amitié durable et rassérénante en ce pays inconnu, mais je demeurai l'esprit vrillé sur mon but : un bar dans la nuit. A chacun ses rêves de lointain.Vingt minutes plus tard, après avoir repris un peu de force en trampolinant sur les deux immense lits d'ébène de ma luxueuse chambre d'hôtel, je partis en quête du jacuzzi, et me fis lamentablement refouler à la réception : « Il est en travaux. » Je n'avais plus qu'à adopter un air digne et distant en m'emmitouflant dans ma serviette de bain, pour remonter à ma chambre comme une souris qui s'est trompée de soirée dansante.Revêtue d'une tenue un peu plus présentable, je tentai de nouveau ma chance à la réception en commandant un taxi « pour le centre ». L'air horrifié du réceptionniste ne me découragea nullement : « Mais quel centre ? -Ben le centre de la ville, là, au-dehors. -Mais non, il n'y a pas de centre. » Affaire réglée, à l'illuminé suivant. Bon. Pas de centre. C'est donc qu'il y a UN COEUR. Je regagnai le bureau pour importuner de nouveau l'employé harassé : « Nan mais le centre de la ville, y a bien un endroit au milieu, non ? - Vous ne préférez pas parler en anglais ? Votre espagnol, pardonnez-moi, n'est pas très intelligible. -Non, je veux parler espagnol. Donc le milieu ? » Soupir de l'employé. « Y a la cathédrale. Mais il ne faut pas aller dans ce quartier la nuit. -Super ! Appelez-moi un taxi. » Le regard du jeune homme frôlait la défaillance technique. Il semblait se demander s'il fallait ou non appeler mon employeur qui réglait la chambre d'hôtel pour les prévenir du danger. « D'accord pour le taxi mais donnez-lui rendez-vous au bout d'une heure pour vous récupérer. Ou même, dites-lui d'attendre. -Oui c'est ça, évidemment. » Avec un dernier coup d’œil plein de reproches, l'employé condescendit à téléphoner à un chauffeur de taxi et deux minutes plus tard, je me plantai entre deux palmiers tuberculeux du quartier d'affaires de la Ciudad de Guatemala, face au McDo, en plein rêve américain, attendant ma citrouille carrossée. Je commençais néanmoins à me demander si j'étais dans le bon pays, pour aller à la rencontre d'une âme quelconque. Peut-être étais-je en train de chercher un moine trappiste sur l'île de la Tortue, ajoutais-je intérieurement en dévisageant avec hostilité les immenses tours de verre qui braquaient sur moi leurs feux glacés.« Vous allez où ? » Plongeant les yeux sur la carte de mon guide Lonely Planet, très assurée, je répondis au diligent chauffeur : « -A l'angle de la 7ème avenue et de la 14ème rue. -Mais y a quoi là ? -Euh... Un café je crois. Le bar du centre. -Connais pas. -Ouais bon. On y va quand même. -Mais je crois qu'il n'y a rien là-bas. Vous êtes attendue ? -Oui, voilà. Je suis attendue. » Après tout, quel besoin de mentionner à mon chauffeur que c'était par l'Âme de l'Amérique Centrale. Il risquait de ne pas comprendre l'urgence.Toujours aussi sceptique, le chauffeur de taxi me déposa devant un grand bâtiment illuminé qui m'avait paru « très joli. Ici c'est bien. -Mais tout est fermé ?! -Oui mais c'est là, si si. -.... » Le tour du pâté de maison une fois effectué, il s'avérait, comme l'avait finement remarqué le chauffeur, que tout était fermé. Nous étions un soir de semaine peu amène, au milieu, comme je l'avais escompté, d'immeubles effrités et de hangars éteints. Le bâtiment brillant était l'ancienne poste. A défaut d'âme je rencontrais les fantômes.Les quelques rues dotées de trottoir qui s'étendaient dans mon faible champ de vision, faute d'éclairage nocturne en-dehors du Musée de la Poste, paraissaient, j'en convenais désormais, légèrement sinistres. C'est alors que surgit une petite lueur à cent mètres : LE bar. J'en étais convaincue. Il m'attendait, fidèle au rendez-vous.C'est ainsi que je déboulais, ravie et fracassante d'espagnol miteux, dans une modeste épicerie. De bar ouvert, nul n'en connaissait dans le coin. J'allais donc l'exhumer ! Découvrir un café inconnu de toute la population locale, comme Catherwood et Stephens révélant les splendeurs ensevelies dans la jungle du Petén.Mais après tout, songeais-je une heure plus tard, après avoir discuté avec des tableaux défraîchis dans le café quasiment vide que mon espoir avait fini par susciter au coin d'une rue déserte, et m'être rendue compte que je n'avais même pas de monnaie locale – il semblerait que l'âme de ce pays séjourne peu dans les cafés. C'est dommage, ils ont de jolis fauteuils. Qui attirent peu le chaland, hormis quelques bonshommes me regardant avec suspicion depuis un comptoir que j'avais soigneusement évité. En sortant du café, je fus alpaguée par trois policiers qui me demandèrent ce que je faisais là : « C'est dangereux, ici, et il n'y a rien. Vous cherchez un taxi ? » Non, je cherche l'âme de l'Amérique Centrale, vous ne l'auriez pas vu voleter dans les environs ? Un peu ahuris de la débilité des touristes, ils finirent par m'indiquer un autre bar, deux rues plus loin, à la décoration ésotérique et au concert de pop anglo-saxonne. J'étais bien avancée. Mais, pas de panique, me réconfortai-je. L'âme de ce continent avance costumée.C'est sans doute cette âme qui insuffla au barman l'idée de m'indiquer la vaste salle silencieuse qui se déployait derrière le café, afin d'y fumer tranquillement. Elle était là. C'était une vaste hacienda transformée en cour intérieure – un immense hôtel désaffecté, d'où l'on entendait les échos assourdis des salles du café– où se pressait une foule de chaises et tables vides, abandonnés, d’œuvres d'art surréalistes, de sofas désertés, et où palpitait une chaude ténèbre, voluptueuse et engourdissante, d'une paix bruissante de murmures évanouis. A peine une vague inquiétude se mêlait-elle à ce sortilège profond, comme une danse sous l'océan.J'avais trouvé, à force de bonds de koala désorienté et persévérant, le Grand Hôtel, son charme mystique et ses défroques de magicien suranné, ses glaces vides se répercutant à l'infini le long de corridors usés, et l'âme envoûtante, lancinante et obscure, fantomatique et envahissante, de l'Amérique Centrale, qui chantait dans un ciel sombre découpé de rêveuses arcades, et n'ouvre, insaisissable et prégnante, ses songes de folie lunaire qu'à ceux qui se trompent éternellement de porte.