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Il a suffi d’un instant

Publié le 29 avril 2015 par Bloulou

Il a suffi d’un instant

L'instant d'avant j'étais vivant, et puis...

C'est au moment où je me décidais à t'écrire enfin cette lettre pour t'avouer mes sentiments que tout a basculé.

Était-ce parce que j'étais trop concentré sur les mots que j'allais t'écrire, la tête dans les nuages, que j'ai traversé sans regarder ? Impossible de savoir... Et maintenant me voici à contempler mon corps étendu sur la chaussée, mes mots pour toi, définitivement envolés.

Étrange sensation de voir son enveloppe corporelle inerte et de se sentir aussi bien. En bas tout le monde s'agite, s'affole autour de ma dépouille. Peut-être ne savent-ils pas encore qu'il est trop tard, que plus aucun souffle de vie ne s'échappera de ce qui fut moi ! La seule pensée qui m'obsède est cette lettre que je ne t'écrirai jamais. J'aimerais bien aller murmurer mon amour au creux de ton cœur, mais je suis incapable de bouger : c'est un peu comme si un fil invisible me reliait encore à la vie ici-bas. Il faut probablement attendre que mon corps refroidisse complètement pour que je parte vers l'au-delà. Pour l'instant tout est encore à l'état de mystère, mais comme je me sens bien !

Puisque je suis encore prisonnier de l'attraction terrestre, j'oriente mes pensées vers toi et je te revois te mettre à la fenêtre le matin et fumer ta première cigarette. À ce moment-là tu as une nonchalance qui m'émeut aux larmes. De toi, j'aime tout, sauf les nombreux amants qui défilent et te laissent plus seule que jamais, une fois leur sale désir rassasié. N'as-tu pas compris que c'est ton corps qu'ils convoitent, comme une conquête de plus à afficher à leur palmarès ! Parfois certains reviennent, d'autres s'installent même pour quelques semaines, et te voilà transformée en femme d'intérieur, à mijoter des petits plats pour ton homme du moment. Combien de fois t'ai-je vue dans ta cuisine, affairée, à croire que cette fois était la bonne, et désemparée après cette ébauche de bonheur, car aucune de tes histoires ne dure jamais très longtemps. Ne t'es-tu jamais rendue compte que tu les choisis tous façonnés dans le même moule : de beaux bruns athlétiques. Ne vois-tu pas que ce ne sont pas eux qui pourront te rendre heureuse ? Alors que moi je suis éperdument amoureux de toi. Je n'ai certes pas un physique très avantageux - enfin je n'avais, devrais-je plutôt dire, j'ai encore du mal à parler de moi au passé -, mais j'avais entre les mains toute une vie à t'offrir. Je t'aurais traitée comme une princesse, de cela tu peux être certaine. Combien de fois me suis-je retenu pour ne pas venir frapper à ta porte et t'avouer mon amour !

Tiens, en bas, je crois qu'ils ont compris qu'il n'y avait plus rien à tenter. Le SAMU m'emporte vers la morgue et je reste toujours lié à mon corps. J'espère que ça ne va pas durer trop longtemps, car j'aimerais bien te rendre une dernière visite avant de quitter définitivement ce monde.

Ma belle, ma douce, mon tendre amour... Aucune des chansons d'amour sur cette Terre ne serait être à la hauteur de ce que je ressens pour toi. Peut-être suis-je déjà dans une autre dimension où plus rien n'a la même résonance.

Ce qui me manquera le plus sera de ne plus pouvoir t'observer. Tu auras comblé mes deux dernières années, mais tu auras aussi été ma perte...

Parfois, lorsque tu fumais ta cigarette à la fenêtre, tes yeux se portaient sur le rideau de ma fenêtre. Derrière mon téléobjectif, je retenais mon souffle, mais jamais tu ne t'es attardée. De toi je sais tout, de moi tu ne connais rien. Je t'ai croisée à plusieurs reprises dans la cour qui réunit nos deux immeubles et mène vers l'entrée principale. Jamais tu n'as eu le moindre regard vers moi.

J'aurais su t'aimer si tu m'en avais donné l'occasion...

Ma seule consolation dans la mort est que tu n'éprouveras aucun chagrin puisque tu ne sais pas qui je suis.

Finalement, cette lettre d'aveux, j'ai réussi à la formuler.

Texte © Marie-Laure Bigand - Nouvelle


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