Fin 1989 paraissait un remarquable recueil d’entretiens avec l’écrivain-président tchèque Vaclav Havel. Datant de 1986, ces entretiens jettent une lumière nouvelle, voire décalée sur les avatars d'une histoire à la fois personnelle et nationale. 25 ans plus tard, cette mise en abîme est plus troublante encore...
Le nom du dramaturge tchèque Vaclav Havel était déjà célèbre avant que les événements de la folle année 1989 ne le fassent entrer dans l'Histoire. Paradoxe: l'intéressé s'en serait bien passé! De fait, Havel n'a rien d'un homme de pouvoir. Bien plutôt, c'est un écrivain d'extrême sensibilité qui, pour défendre la dignité humaine et la liberté de s'exprimer, a été amené à faire œuvre civique.
«Je suis un homme très peu sûr de soi, déclare Vaclav Havel au journaliste pragois Karel Hvizdala, je suis presque névrosé, je panique,j'ai souvent peur — pour cela, il suffit que le téléphone se mette à sonner - je doute de moi, et, comme si j'étais masochiste, je ne cesse de me culpabiliser et de me maudire. En même temps, on me considère (parfois à raison) comme un homme sûr de lui et de ce qu'il fait, admirablement équilibré,judicieux, persévérant, pragmatique et défendant avec réalisme ses opinions.»
Puis, répondant à son interlocuteur qui l'interroge sur son avenir (l'entretien date de 1986), Havel ajoute ces mots, qui prennent aujourd'hui un relief tout particulier: «Je serai encore agacé par les espoirs, inopportuns ou absurdes, que d'autres mettront en moi, et par les rôlesdont je devrai m'acquitter en tant que leur représentant ou comme bon samaritain. Je me révolterai encore, en revendiquant mon droit au calme, et, pourtant, j'accomplirai mon devoir et j'en serai heureux...»
Très éclairant
À présent, la lecture de cet Interrogatoire à distance contribue notablement à éclairer l'homme Havel, et à expliquer son rayonnement. Jusque-là, nous avions, certes, apprécié les qualités de son œuvre dramatique, qui se place au premier rang du théâtre européen, et son rôle dans la genèse et le développement du mouvement lié à laCharte 77 nous était également connu.
Mais voici que, plus substantiellement,Vaclav Havel s'explique sur ses origines (issu de là bourgeoisie cultivée pragoise, il a connu d'emblée la situation du marginal en tant que présumé «ennemi du peuple») et son apprentissage artistique, sur les tenants du Printemps de Prague et les aboutissants d'une résistance durement réprimée, sur ses relations avec Dubcek ou sa polémique avec Milan Kundera, entre autres considérations plus essentielles liées à la destinée humaine.
Comment requalifier le sens de notre vie? Comment rendre aux activités humaines — à commencer par le travail — leur valeur gratifiante?
Les communistes prétendaient faire mieux que les capitalistes: ils ont fait pire. Cependant, la position de Vaclav Havel se situe par-delà l'alternative communisme- capitalisme ou gauche-droite. Sans doute n'a-t-il jamais été communiste, mais son exigence met en cause la course au profit de l'Occident autant que la mise sous tutelle de l'individu par l'Etat. Contre tous les «mégamécanismes», Vaclav Havel défend l'individu. Ne votons plus pour des partis, mais pour des hommes, conseille-t- il.
Idéaliste, Havel ne l'est pas sans assise concrète. Inversement, son combat acharné est soutenu par une conviction d'ordre spirituel. «Je crois depuis toujours qu'il y a un mystère de la vie, dit-ilencore à Hvizdala, que les choses ont un sens, que l'Univers obéit à un ordre —qu'il n'est donc pas un simple amas de hasards improbables. Dans ma propre vie,j'aspire à quelque chose qui me dépasse, qui va au- delà de l'horizon de monexistence, et je pense que tout ce que je fais touche d'une façon ou d'uneautre à l'éternité.»
Puisse alors ce bon génie de la cité triompher, au pays de Kafka, des fonctionnaires sans visage.
Vaclav Havel, Interrogatoire à distance - Entretiens de Vaclav Havel avec Karel Hvizdala.Traduit du tchèque par Jan Rubes. Editions de L'Aube, collection Regardscroisés, 173 p.
(Cet article a paru dans le quotidien 24 heures en date du 4 janvier 1990)