D’abord, je n’ai vu que sa perruque de corbeau et son allure de bonne sœur échappée du couvent. Et puis, je n’ai plus prêté attention à ma voisine, trop occupée par mon article à achever : « les orphelins peuvent-ils réussir en France ? » Quand l’avion poserait ses roues, mon papier devrait être terminé. J’y expliquais non sans rage que « les enfants de » avaient 77 % de chances en plus de percer dans la société, qu’ils occupaient 54 % de l’espace médiatique. Cette suprématie ne correspondait pas à la perpétuation d’un système aristocratique mais à l’apogée du marketing qui privilégiait l’ADN d’une famille établie au code barre inconnu d’un va-nu pied sorti de nulle part. Je concluais : « Il ne faut plus tuer son père ou sa mère, il vaudrait mieux tuer nos enfants…dans l’espoir que la société puisse un jour se renouveler. » Elle s’était détournée de son écran TV et avait commencé à lire par dessus mon épaule. J’ai cliqué sur le point final de ma dernière phrase assassine, enfin! J’ai respiré, j’ai levé la tête et j’ai croisé son regard circonspect : « vraiment, vous pensez ce que vous venez d’écrire ?» J’aurais pu lui rappeler les codes de politesse, le viol de mon intimité. Je ne l’avais en aucun cas invitée dans l’espace de ma pensée. J’ai préféré lui répondre : non, mais c’est histoire d’interpeller le lecteur. Lancer un pavé dans la mare, vous voyez ? Et je me suis présentée : Nadège, enchantée. Elle s’est excusée : désolée, je sais que je n’aurais pas dû mais mon film était si ennuyeux. Je m’appelle Rosie. Elle a rougi et m’a tendu précipitamment la main. Plus tard, je m’habituerais à ce mélange de pudeur et de brutalité qui faisait tout son charme.
Elle était menue et petite. Elle s’était glissée discrètement à sa place du côté hublot au début du voyage. Elle avait la peau très blanche, fine et constellée d’éphélides, les yeux bleus, aucune trace de maquillage. Elle sentait bon. Elle devait être rousse comme moi et avoir à peu près mon âge. Dans la trentaine bien tassée. Peut-être plus mais son air candide et curieux faussait mon analyse. Je l’avais surprise en flagrant délit d’indiscrétion et elle se comportait comme une enfant curieuse et ravie. Elle venait de rendre visite à sa sœur à Brooklyn pour voir son nouveau bébé, me dit-elle. Le cinquième. Sa soeur finirait peut-être à lui en prêter un, elle qui, mariée depuis huit ans, n’avait toujours aucun enfant! Et elle éclata de rire à cette pensée impure. Et puis, elle continua à se confesser. Je lui inspirais confiance. Elle était professeur de musique et elle peignait aussi parfois. Elle serait contente de me montrer un jour ses tableaux. Pour que je lui donne mon avis.
On nous annonça que nous allions amorcer l’atterrissage et que nous devions éteindre tous nos appareils électriques. Je fermais le clapet de mon portable. Rosie revint à la charge : et toi, tu travailles ? Comme si c’était la chose la plus étonnante qui soit. Oui, je suis journaliste. Elle fut ébahie : tu veux dire une vraie journaliste…qui enquête dans le vrai monde ? Je paradais un peu, gonflée par son admiration : oui, une journaliste d’investigation, sur le terrain, qui va directement à l’encontre de la réalité sans passer par le copier-coller ni Google. Et tu es mariée ? Ce fut à mon tour de rougir. Je commençais à comprendre son cadre moral et je me surpris à répondre : non… pas encore. Si mes parents avaient été là, ils auraient sauté de joie. J’étais amoureuse depuis un mois d’un type. Nous nous étions vus trois fois, cette histoire me plaisait car j’y entrevoyais déjà la fin. Mais on ne dit pas ces choses-là. J’avais peur aussi de choquer ma voisine.
Il était temps d’attacher nos ceintures. Je n’ai jamais aimé ce moment où les chances d’accident sont les plus fortes. Je visualise alors un avion qui pique du nez et je me crispe. J’ai toujours la hantise de mourir si près de but, effectuer cinq heures de vol sans encombre et puis rater les dernières minutes qui me rapprochent de la réalité terrestre pour rester éternellement suspendu dans les airs. Je rangeai mon ordinateur dans sa pochette et je pris un chewing-gum pour me calmer. Cacher mon trouble. Chasser mes sombres pensées. Un ange passa. J’en oubliais Rosie à mes côtés.
- Ca va Nadège ? Tu es toute blême.
Je lui avouai ma peur, comme si je n’avais aucun intérêt de lui mentir. C’est normal, dit-elle d’une voix douce et elle saisit ma main posée sur l’accoudoir.
- Je vais réciter une prière et tout ira mieux. .
Comme si ses paroles ferventes pouvaient nous protéger des défaillances technologiques et humaines ! Mais je n’avais pas la force de refuser ni de me moquer. Mon esprit critique devait être blotti sous un siège et tremblait. Elle murmura en hébreu la prière du voyageur et puis elle me traduisit en français la teneur des paroles : « Puisse être Ta volonté, Éternel, notre Dieu et Dieu de nos pères, de nous conduire dans la paix et de nous faire revenir dans la paix, pour atteindre notre destination dans la vie, la joie et la paix. Et sauve-nous de tout ennemi, de tout brigand embusqué, des voleurs et des bêtes sauvages, au cours du voyage, ainsi que de tous fléaux susceptibles de s’abattre sur le monde, et accorde la bénédiction à tous nos actes. »
Les lumières s’assombrirent dans la cabine, pour passer en mode nuit. On n’entendit plus aucun bruit. Sa petite main dans la mienne. Je fermais les yeux. Quelques secousses et l’engin glissa sur la terre ferme. Aucun brigand embusqué n’était venu nous déranger. Les hôtesses nous demandèrent de ne pas nous détacher, l’avion n’était pas encore arrivé à destination. Nous commençâmes une série de virages au sol. Je tournai ma tête vers Rosie. Elle me sourit jusqu’aux oreilles et je vis ses petites dents nacrées. Paume contre paume, nous n’échangeâmes plus un mot jusqu’à l’immobilisation de l’avion. Et, puis au moment où tous les autres passagers allumaient fiévreusement leur portable, avant l’autorisation de se lever, elle me dit de but en blanc : « il faut absolument qu’on se revoie ! Je n’ai pas de téléphone mais j’habite au 20 rue Manin, code 1971, quatrième étage, porte de droite. Retiens bien l’adresse ! Tu es toujours la bienvenue. »
Place au brouhaha. Feu vert pour bouger ! Nous étions à Paris et 20 °C nous attendait au dehors. Tous les corps endoloris s’agitèrent pour récupérer au plus vite leurs effets personnels et leur vie. Contaminée par cette frénésie des survivants, par l’appel de l’extérieur, je négligeais Rosie. Debout, je la remerciai hâtivement, lui promis sans y croire de lui rendre visite et je lui tendis ma carte de visite. Comme pour m’excuser d’avance de n’être pas à la hauteur de ma parole. Elle la lut attentivement et me remercia. Nous nous embrassâmes sur les deux joues puis elle me laissa rejoindre la queue des impatients. J’en avais oublié ma politesse et quand, prise de remords, je tournai la tête en sa direction, elle demandait de l’aide à un jeune homme pour sa valisette dans la soute.
Après avoir récupéré mes bagages dans l’aéroport, je la vis de nouveau à la sortie de douanes accompagnée de son mari. Il portait bien sûr la tenue noire, la barbe et les papillotes. Un lien tacite et fort réunissait ces deux êtres-là. De loin, elle m’a reconnue et m’a saluée. Je ne pensais plus jamais la revoir. Tout d’un coup je me suis sentie très seule.