Une semaine plus tard, elle m’envoyait un carton d’invitation pour le vendredi soir. Sa prose n’avait rien perdu de son enthousiasme. J’acceptais et lui renvoyais une confirmation comme demandé. La Poste servait donc encore à ce type de correspondance datée.
Le jour venu, je m’habillais avec la plus grande austérité. Je gardais néanmoins le pantalon. J’avais peur d’un impaire et j’en commettrais de toute façon plus d’un. Nous en ririons tout au long. Ils suivaient un très grand nombre de règles mais c’était un honneur pour eux de m’accueillir pour Shabbat. Ils ne cesseront de me le rappeler non sans élégance pour me faire oublier mes gaffes à répétition.
Je montais les quatre étages comme indiqués dans un seul souffle dans l’avion et je sonnais à la porte de droite qui portait le nom de Margolese. Il était encore temps de dévaler les escaliers et je n’entendrai plus jamais parler d’elle. Rosie serait restée dans le champ des possibles. J’attendis. Elle vint m’ouvrir. Elle était plus petite que dans mon souvenir mais, après tout, je l’avais essentiellement côtoyée assise. Elle me prit dans ses bras pour me saluer à la manière américaine. J’aspirais de nouveau son parfum. Je ne savais pas si sa communauté autorisait ce genre de coquetterie mais Rosie et son mari étaient de toute façon à part. Dans leur propre milieu, ils étaient des sortes d’extravagants. Je le compris peu à peu.
L’appartement était plongé dans une pénombre magique, éclairé à la seule lumière des bougies. Rosie me présenta son mari : Ofer. Il me salua sans un mot, déjà plongé dans sa prière. Je fus encore une fois frappée par sa beauté. Puis Rosie m’emmena dans leur chambre : « viens, je vais te montrer mes peintures. » Il était étrange d’entrer ainsi dans leur intimité conjugale. Rosie déballa sur son lit plusieurs toiles. Je distinguais un Mur des lamentations à la facture convenue et des paysages floraux qui reflétaient davantage la nature exubérante et généreuse de ma nouvelle amie. Mais je n’y voyais pas grand chose. J’appuyai sur l’interrupteur pour mieux en discerner les détails. La lumière électrique fit un rapide aller-retour : « oh pardon, Rosie !» Elle n’en prit pas ombrage et continua son babillage : « ne t’inquiète pas, je suis tellement contente que tu sois avec nous ce soir. »
Nous passâmes à table. Le repas était ponctué de nombreux rituels. Nous apprenions à nous connaître entre les intervalles. Ils avaient vécu longtemps dans une petite ville à côté de Tel Aviv, Beit Shemesh mais ils en étaient partis il y a quatre ans, dégoûtés par les ultra orthodoxes. A croire qu’il y a toujours plus fanatiques que soi. Rosie profita d’un entre-deux pour m’en donner la raison : « Notre petite nièce de huit ans se faisait harceler tous les matins sur le chemin de l’école par les extrémistes parce qu’elle ne s’habillait pas de manière “modeste” » Elle précisa pédagogiquement : «c’est-à-dire avec des manches longues et recouverte entièrement des pieds jusqu’aux poignets. Ma sœur a tenu front et a exposé sa fille aux médias nationaux et internationaux pour que cela cesse. Tu en as sûrement entendu parler. Il n’était pas question que Naama se couvre aussi la tête mais la petite a continué à faire des cauchemars toutes les nuits et subir des pressions. Ma sœur a déménagé deux ans plus tard, nous n’avons pas attendu. Nous sommes rentrés à Paris. » J’avais dans la tête une foule de questions. Avaient-ils vécu ce départ de la Terre promise comme un échec ? Et elle, n’avait-elle jamais eu envie de quitter son milieu ? Je n’osais pas encore les poser.
Un peu plus tard, nous retrouvâmes entre femmes à la cuisine pour une nouvelle ablution. Je commençais à être un peu grise par le vin cacher et je me laissais contaminer par le bonne humeur de Rosie. Je lui avouais mon admiration : « tu es d’une nature si heureuse, si libre même. Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi joyeux ! » Elle me regarda avec malice et mit son doigt devant sa bouche. Il était interdit de parler pendant nétilat yadayim. La parole n’était admise que de retour à table. Et merde! A ses côtés, j’avais l’impression de jouer aux crocodiles et de retomber dans la mare à chacun de mes écarts aux règles sacrées. Après nous les être lavées, nous jetâmes trois fois un verre d’eau sur notre main droite puis sur la gauche. Rosie, redevenue sérieuse, leva alors les mains devant son cœur et récita les mots suivants : « Baroukh atah Ado-naï E-loheinou Melekh haolam achère kidechanou bemitsvotav vetsivanou al nétilat yadayim. » Puis nous nous frottâmes et puis séchâmes nos mains en silence. J’imitais Rosie. Parce que j’étais avec elle, j’acceptais de m’abandonner pour vivre le moment dans tout son enchantement.
Nous revînmes dans la salle à manger où son mari nous attendait pour poursuivre le repas. Ofer se mit à parler. L’alcool aidant, il devenait aussi bavard que son épouse. Il m’expliqua qu’il était modéliste. Son atelier travaillait pour divers gros clients en Haute Couture. Il confectionnait des robes insensées en plume, en strass, en dentelle. Il créait de la beauté, lui dont la femme était toujours habillée comme un sac. La veille, il avait commis un acte dont il se sentait coupable. le nouveau styliste d’une maison de couture avait revu tous ses patrons. Désormais ses coupes excluaient la poitrine. Pourquoi? Je demandais si par hasard la femme du styliste avait eu un cancer du sein. Non, c’est sa vision du féminin, me répondit Ofer. « Sans aucun attribut sexuel ni maternel. » Ofer avait dû casser les seins d’un mannequin pour s’adapter à ces exigences. Il en était encore attristé. Normalement, j’aurais mis mon hôte face à ses contradictions. Comment pouvait-il regretter la haine du corps féminin d’un couturier, lui dont l’affublement de sa femme devait être avant tout modeste ? Pour une fois, au lieu de monter sur mes grands chevaux, je me contentais de me taire. Après tout, nous étions tous des paradoxes sur pattes.
Rosie prit le relais. Ils m’évoquèrent leur prochain été. Aux beaux jours, Ofer aimait faire de longues treks avec ses frères. Il pouvait partir une semaine. Rosie restait seule avec les autres femmes. Elle aimait cette “indépendance”. Elle prononça le mot avec un délice gourmand. Elle prenait alors soin de son corps, c’était important. « Ca se soigne le bonheur conjugal, non ? » Elle s’organisait des sessions gym avec ses copines. Je l’imaginais en jogging intégral avec sa perruque courant sur un tapis roulant. Je ne pus me retenir :
- Qu’est-ce que tu dois transpirer ! Ca ne doit pas être très pratique !
- Oh, non! Vu de l’extérieur, vous faites souvent des montagnes de pas grand chose. Pour moi, c’est naturel. C’est tout.
Elle avait ouvert une brèche, je m’y engouffrais :
- Oui, mais c’est normal. Votre communauté est si fermée, elle ne cherche pas forcément à combattre l’ignorance et les préjugés qui l’entourent. Moi, par exemple, j’ai toujours voulu faire un reportage sur les hassidiques et juifs orthodoxes mais les portes sont fermées. Les rabbins ont toujours refusé.
- Je comprends. Ils ont raison. Devenir l’objet d’un reportage, c’est devenir un objet. C’est se transformer en monologue. Le plus important est la relation authentique entre deux êtres vivants, non ? Par exemple, ta présence ici est une fête.
Je n’étais pas tout à fait d’accord. Je persévérais et contre-attaquais. Je ne me rendis pas compte que j’élevais la voix :
- Mais le journalisme sert précisément à permettre la rencontre de personnes qui ne rencontreraient pas autrement. C’est un témoignage. Je sers d’intermédiaire pour donner les clefs d’une réalité à d’autre personnes et qu’elles osent à leur tour ouvrir les portes, y jeter un œil, du moins être informées de ce qu’elles ne veulent ou ne peuvent pas voir.
- Ah, ah, tu vois, tu es aussi idéaliste que nous !
Un point pour elle.
- Sauf que tu es animée par la colère. Je la devine derrière tous tes mots. Excuse-moi d’être si directe. C’est mon point faible.
Et deux points pour elle.
- Viens, je vais te jouer du piano !
- Mais c’est autorisé ?
- Oui, en cas d’absolue nécessité. La joie est ce qui prime avant tout. On en a tous besoin, non ?
Elle s’assit sur le tabouret en face du piano et ouvrit le couvercle. Je ne comprenais plus rien. Tous ces rituels si rigoureux et puis cette facilité à prendre ses libertés. Rosie entama une composition de Bartok. Des danses roumaines. C’était gai et tournoyant. Elle jouait très fort et son mari se mit à chanter. Je m’inquiétais pour les voisins :
- Il est tard. Vous êtes sûrs que cela ne dérange personne ?
- Oh non ! Et puis, de toute façon, les locataires d’en dessous sont polonais, ils ont au moins trois mois de loyer de retard. Ce ne sont pas eux qui vont se plaindre aux propriétaires!
C’était la première fois que je l’entendais faire preuve de mauvais esprit.
- Mais danse Nadège. Ne reste pas coincée sur ta chaise.
J’obéis, hypnotisée. Je me mis debout et en mouvement.
Je les ai quittés tard dans la nuit. J’ai enfourché mon vélo et je suis rentrée en zigzaguant. Enivrée. Les rues m’appartenaient.