En octobre 1987, le sieur JLK se trouvait à Tokyo, accompagnant l’Orchestre de la Suisse romande en tournée mondiale. Avec le chef Armin Jordan, deux solistes incomparables: Martha Argerich et Gidon Kremer. Premières chroniques d’une série égrenée tous les jours pour La Tribune - Le Matin, au Japon puis en Californie…
1. Passe l’oiseau musique
« Comment expliquer ce qui nous touche dans le vol d’unoiseau ? Et Pourquoi vouloir tout comprendre par la seule raison ? Cette tendance actuelle à disséquer froidement ce qui relève des sentiments me frustre beaucoup. Les critiques me font parfois penser à ces enfants qui, pour voir comment ça marche, vont mettre leur nez dans les mécanismes qu’ils finissent évidemment par gripper. Leur tort est de ne s’intéresser qu’au détail, et pas assez à l’ensemble. Par contraste, je crois qu’une artiste de la sensibilité de Martha Argerich peut nous aider à. développer une approche plus intuitive des choses. Mais je reste, quant à moi, tout à fait incapable d’expliquer rationnellement pourquoi le jeu de Martha est ce qu’il est... »
À souligner, alors, les affinités sensibles des deux solistes et du chef de l’OSR Armin Jordan, qui, avec le mélange d’humour jovial et de pénétrante subtilité qui le caractérise, se livra lui aussi à une manière de profession de foi : « Nous assistons aujourd’hui à la multiplication, par les médias et les enregistrements de toute espèce, de la musique diffusée. La musique elle-même y perd cependant, car à présent tout se ressemble. Pour ma part, je m’oppose à cette uniformité ; et c’est pourquoi j’ai choisi les deux solistes de cette tournée : ils ne jouent pas comme les autres... »
Quant à la « ligne » présidant aux choix du programme établi pour ce premier tour du monde de l’OSR, Armin Jordan l’a située dans l’optique de l’affirmation d’une certaine identité. « La chance de l’OSR est d’avoir eu le même chef de longues années durant, en la personne d’Ernest Ansermet. Or, le secret d’Ansermet ne tenait pas seulement à une affaire de style ou d’interprétation, mais surtout au soin extrême qu’il apportait à la sonorité de l’orchestre. »
Et l’actuel timonier de l’OSR de rappeler que la musique française demeure l’élément dominant de cette identité fameuse, tout en rendant hommage aux successeurs d’Ansermet (de Paul Klecki à Horst Stein, en passant par Sawallisch) qui eurent le mérite non négligeable d’explorer les mondes de Mahler et de Bruckner, entre autres.
Question épineuse
C’est d’ailleurs sur ce terrain miné des préjugés nationaux que le maestro s’est montré le plus subtil, comme un journaliste l’interrogeait à propos d’un présumé « racisme » de la Suisse envers les musiciens japonais,insuffisamment représentés dans nos orchestres.
Ainsi, sans s’attarder à des chiffres et autres faits, qui attestent la présence notable des interprètes nippons en Suisse (sans compter le chef de la Tonhalle de Zurich), Armin Jordan a-t-il évoqué les tensions procédant de l’amour voué à la culture occidentale par les Japonais, auquel se mêle forcément une certaine jalousie, comme il en va de toute passion marquée par un certain déséquilibre. Cela pour dire que notre civilisation est supérieure à celle de l’Empire du Levant ? Evidemment pas ! Mais nous reviendrons, au fil de notre périple, sur cette question passionnante de la compréhension (réelle ou prétendue) entre cultures si foncièrement différentes.
C’est en effet à un petit rendez-vous quotidien que nous convions l’honorable lecteur, et ce dès lundi. En attendant, Sayonara !
C’est déjà novembre mais il y a ces jours, dans l’air deTokyo, une espèce de tiédeur d’été indien. Pourtant c’est le moindre des étonnements de quiconque y débarque pour la première fois. Parce que c’est un monde positivement éberluant que Tokyo, dont les images toutes faites qu’on enpeut avoir valdinguent aussitôt qu’on y plonge.
Aux idéogrammes près, on se croirait d’abord aux States. Les bildingues, les parkingues enterrés ou empilés et les néoquartiers à shoppingue: tout y est. Sauf qu’il y a ici des congrès de grillons et de drôles d’oiseaux moqueurs dans les arbres ; et toutes sortes d’arbres en vérité, avec des feuilles en forme de cœurs ou de petits éventails ou de larmes de lézard ; et d’adorables enfants qu’on croquerait tout crus si l’on était ogre, et des collégiennes en uniforme de matelotes mille fois plus mutines et lutines que nulle part ailleurs, et des balayeurs à gants blancs qui ramassent le mégot avec un soin de pharmacien ; et puis, en dépit du sentiment d’écrabouillement qu’on éprouve illico devant son hétéroclite immensité, Tokyo vous immerge dans son inimaginable potage.
L’autre matin aux très petites heures, c’est dans les halles ruisselantes du marché au poisson de Tsukiji qu’avec deux amis violonistes de l’OSR, encore un peu hébétés par le considérable voyage de la veille, nousavons commencé de flairer ce Tokyo- là.
Pas facile de suggérer en trois mots l’atmosphère onirique des lieux. Qu’on se figure cependant un assez vaste labyrinthe couvert annoncé d’abord par une vraie puanteur d’œufs pourris, tournant ensuite à l’odeur de grand large tandis qu’on en traversait les allées surencombrées par tout un populo de gueules shakespeariennes maniant charrettes à bras et bécanes pétaradantes, jusqu’au quai fluvial où s’alignent des centaines de thons et d’espadons et de requins fumant leur vapeur de glace, comme un peu martiens à leur corps défendant, la tête ouverte et les entrailles inspectées à la loupiote.
Or le summum de cette scène en somme banalissime d’un boulot répété toutes les aubes par ces types l’exécutant sans un geste d’impatience envers ces voyeurs de partout que nous sommes, ce summum donc tient à la litanie gutturale qui s’élève tout à coup des petits tréteaux sur lesquels se fait la criée, évoquant une sorte de terrible cantilène primitive à la survie qui rappelle à chacun Dieu sait quoi d’oublié depuis la nuit des temps.
Après deux oui trois jours passés à Tokyo, pour peu du moins que vous vous écartiez des parcours fléchés, il vous arrivera sans doute de maudire cette ville assassinante et le Japon multitudinaire avec, quitte à vous y replonger le lendemain pour vous démantibuler de véhémence enthousiaste.
Hier soir je me baladais dans l’inimaginable quartier chaud de Shinjuku, à côté duquel Pigalle vous a des airs de foire de sous-préfectiure à tire-pipes, et tout soudain, seul gaiyïn, comme on appelle ici l’étranger, dans ce délirant charivari de mégaphones et de néons hallucinogènes et d’odeurs en pagailles et de regards grouillants desquels je me constatais absolument exclu comme par je ne sais quel décret général, me saisit l’impression que je n’avais au fond strictement rien à fiche en ces lieux, pas plus que dans les sables hostile de Gobi ou que sur Mars.
Se sentir dépaysé n’a rien que de très banal en voyage, mais se découvrir en somme superflu, quand on se figure à peu près le centre du monde : voilà qui a de quoi vous faire subir l’équivalent psychique d’une de ces secousses sismiques bisanuelles de force 5 qui relativisent, d’une autre façon, les certitudes du Japonais le plus sûr de lui.
Or, quelques heures plus tôt, après cet autre parcours des extrêmes nous conduisant à Yokohama par la terrifiante grisaille des banlieues et les bigarrures de Chinatown, j’avais cru partager, avec le public formé de ces mêmes Japonais, la même émotion à l’écoute du Concerto pour piano de Ravel, le même état de grâce atteint sous lecharme d’une Argerich des grands soirs, et le même enthousiasme à voir ensuite Armin Jordan faire jaillir, en sourcier sorcier, la stupéfiante matière sonore des dernières mesures de La Valse…
Et ainsi de suite : d’un coup de massue à son contraire délicat ; des ignobles bandes dessinées sado-maso dont se repaissent vos graves voisins de métro semblant lire quelque texte sacré, à leurs manière si raffinées par ailleurs; ou des gueules de crapules fascistoïdes des fanatiques vociférant à journée faire sur leurs car de propagande, en plein Ginza, aux visages recueillis des bouquinistes du quartier de Kanda où le livre est LeVénéré.
Reste alors à admettre que ces antinomies constituentles éléments de bases les plus immédiatement perceptibles de la substance japonaise, en attendant de mieux en saisir la chimie subtile. Au lieu de répondre par la massue d’un jugement prématuré, imaginons que ces tensions soient celles d’un arc dont nous aurions à apprendre l’art difficile.
Les musiciens de L’OSR qui l’ont connu évoquent le souvenir du patron, alias Ernest Ansermet, dit aussi le Vieux, avec la même tendresse respectueuse que les mélomanes japonais se rappelant la tournée de1968. Chroniqueur musical très écouté des Mainichi Newspapers, Tokichiku Umezu relève que si l’OSR a toujours beaucoup de fans au Japon, c’est d’abord grâce au rayonnement de son fondateur, dont la «philosophie » est encore étudiée avec attention par les musicologues nippons. Et le fameux critique de signifier l’intérêt avec lequel il a suivi l’évolution de l’OSR, notamment du fait qu’Armin Jordan, avec son tempérament propre,semble celui des successeurs d’Ansermet le plus soucieux de revivifier son héritage.
« Dans sa façon de diriger, ce qui frappait le plus chez le patron, c’était son sens profond de la pulsation », me confiait le clarinettiste Georges Richina dans le train de Sendai à Tokyo. Très propices, soit dit en passant, aux conversations documentaires impromptues, ces interminables trajets où, sans frac ni trac, la tribu itinérante vous montre son visage multiple au naturel. Or le patron aussi avait plusieurs visages. «C’était un homme d’une carrure intellectuelle hors du commun, mais qui savait se mettre à la portée de chacun », se souvient encore le clarinettiste.
Et le maître percussionniste Pierre Métral, sosie de l’écrivain Vladimir Volkoff en plus rond qu’on voit trôner au milieu de la phalange, de se lancer dans la conversation avec diverses anecdotes piquantes. Le patron se chamaillant avec Stravinski qui lui reprochait de mettre trop de sentiment dans une oeuvre qu’il voulait, lui, toute glaciale et métronomique : « On aurait dit de vrais gamins ! » Ou bien Ansermet, les yeux baissés sur sa partition, ronchonnant dans sa barbiche, durant une répétition, sur telle partie des flûtes, manquant décidément de « couilles » à son gré, puis relevant lentement les yeux et, sous le regard courroucé des deux dames si terriblement impliquées, se mettant à rougir tant et plus de confusion penaude...
5. Lettre de non-retour
Ma bonne amie,
Tu attends mille suavités épistolaires, mais ce n’est pas à publier dans un journal, comme tu mérites mieux que Lady Di, qui fait ce soir du flafla aux lucarnes japonaises, et que je ne saurais me prendre pour le pauvre Charles, quoique également philanthrope à mes heures.
Mais ce que je voulais te dire en tout cas, c’est que vous me manquez, les pimprenelles et toi. Le Japon est en effet méchamment frustrant pour un papito séparé de ses petites filles : il y en a tant ici de si choutes ; et comme c’était aujourd’hui je ne sais quelle fête et que les kimonos pullulaient dans les rues de Tokyo, je ne pouvais que me sentir bien seul à contempler ces élégantes déambulations.
Cependant je serais hypocrite de ne pas t'avouer qu'un premier parcours de la nébuleuse gagne à se faire en soliste, quitte à marcher des heures dans la touffeur archipolluée, à se perdre lamentablement dans les nœuds subferroviaires ou les impasses à lanternes et silhouettes gesticulantes ne laissant d’évoquer le terrible Mitsuhirato du Lotus bleu, et à friser le plus souvent qu’à son tour la déflagration nerveuse. Ah ! mais comment diable ces gens- là tiennent-ils le coup ? Sont-ce des anges ou des zombies ?
Tout à l’heure ainsi, dans le palais de cristal du nouvel Hankyu de Ginza, je m’amusais à présélectionner ce qui te ferait plaisir d’entre tant de merveilles : ambres et porcelaines, soieries et perles péchées à la main par tu sais quelles plongeuses nues à lunettes de motocyclistes. Bref, il y a là tant de vraies belles choses qu’on en redécouvre l’originelle Tentation.
Autant te recommander, alors, de ne pas faire trop de folies ces jours, puisque je m’en charge. Enfin je ne vais pas tourner plus longtemps autour du pot de saké, ma bonne amie : il devrait y avoir moyen, avec nos réserves d'écureuils, de vous combiner vite fait un triple aller simple. Tu auras compris que, pour ma part, je jette ici de nouvelles racines. Merci de l’annoncer avec ménagement à mon calligraphe en chef, et recommande à nos mères de bien s’occuper du gommier.
Ton samouraï
(À suivre...)