À La Désirade, ce jeudi 30 avril. -De terribles nouvelles nous arrivent, jour après jour, du Népal où le séisme et ses répliques auraient fait plus de 7000 morts et des dizaines de milliers de blessés, mais qu'en dire ? Des rescapés suisses se plaignent de n'avoir pas été pris en charge assez rapidement par les services officiels de la Confédération, alors que l'ambassadeur en place et son équipe se démenaient au mieux, mais comment en juger à distance ?
Chaque année aligne, à côté des guerres imputables aux hommes seuls, ses catastrophes naturelles, et c'est chaque fois la même émotion, aux degrés variables selon de multiples critères, mais là encore qu'en dire; et n'est-ce pas une autre platitude que de se le demander ?
Dans l'immédiat, cependant, nous nous inquiétons de savoir si notre voisine Maritou, en retraite spirituelle du côté de Katmandou, est bien rentrée avant la tragédie, et si l'hôpital de Lukla, fondé par sa sœur, la célèbre guide de montagne paraplégique, a échappé à la destruction ?
Critiquer les médias, quand on en a été ou qu'on en est encore tant soit peu, revient plus ou moins, prétend-on, à " cracher dans la soupe ", formule de protection qui n'interdit aucune critique d'autres milieux de la part desdits médias.
Le chic est d'y célébrer un Karl Kraus, grand contempteur de la fausse parole médiatique, mais en Autriche et au début du siècle, donc ça passe ; en revanche un Philippe Muray sera plus suspect, dûment taxé de réactionnaire jusqu'à sa mort, après quoi la récupération se fera, comme celle d'un Guy Debord.
Même remarque, évidemment, à propos des milieux littéraires ou universitaires, où le ton pincé, la prétendue solidarité ou la prétendue objectivité scientifique tiennent lieu de censure ou, plus exactement, d'autocensure...
À ce nivellement correspond l'effondrement des jugements fiables, au bénéfice d'opinions de moins en moins fondées, relevant du on-dit et relayées par les réseaux sociaux devenus le haut-lieu du caquetage.
On a dit beaucoup de bien du film TaxiTéhéran, du réalisateur iranien Jafar Panahi, qui a même décroché l' Ours d'or au festival de Berlin, mais c'est avec une perplexité partagée que nous sommes sortis ce soir du cinéma, avec Julie, tant ce faux documentaire relève du second degré voire du message codé.
Certains commentateurs se sont pâmés devant la réalisation, alors qu'elle me semble relever d'un minimalisme juste bon à flatter les cinéphiles, à cela s'ajoutant la représentation du cinéaste par lui-même, genre mise en abîme, à la limite de la complaisance.
On veut bien que ce traitement " par défaut " d'une situation soumise à un totalitarisme larvé relève d'une ruse subtile, et notamment en exposant les interdits pesant sur le cinéma iranien par le truchement d'une crâne petite fille qui se met à filmer le filmeur en rappelant à celui-ci les conditions auxquelles doit se soumettre un film " commercialisable " en Iran, mais nous n'en sommes pas moins restés sur notre faim, faute de substance en rapport avec ce que vivent les Iraniens, dont un autre film tourné il y a quelques années de manière clandestine, par une jeune réalisatrice, dans un taxi de Téhéran ( !), rendait compte de façon plus explicite et percutante.
Mais bon : il semble qu'on ait célébré le réalisateur en danger plus que son ouvrage, et le fait que les censeurs du cinéma iranien y trouvent un caractère encore trop subversif en dit plus long que le film lui-même...
Recyclant un entretien avec Jacques Mercanton, je tombe d'accord avec ce qu'il me disait sur la " culture de masse ", relevant selon lui de l'impossibilité même. De fait, je le crois aussi, il ne peut y avoir que de la sous-culture ou que de l'inculture de masse, toute masse ne pouvant que diluer les particularités d'une culture de qualité. C'est valable, me semble-t-il, autant pour les régimes totalitaires que pour la société de consommation.
Ce qui est sûr, au demeurant, c'est que ce jeune auteur a son univers propre, avec ses personnages cabossés et une manière bien à lui, âpre et chaleureuse à la fois, de filtrer les émotions et de peser où ça fait mal.
En outre il y a, là-dedans une charge symbolique et une intensité poétique assez rares chez les auteurs de cette génération. L'observation rappelle en effet celle d'un Carver ou d'un John Cheever, ou encore, du point de vue des relations entre pères et fils, aux premières nouvelles de Bret Esaton Ellis traduites sous le titre de Zombies.
Quant à Tchekhov, on l'invoque désormais dès qu'un auteur fait preuve d'empathie ou qu'une atmosphère se nimbe de mélancolie bluesy. Carver a été dit le " Tchekhov américain ", et l'on a remis ça pour Alice Munro...
À l'opposé de certains proustologues ou proustolâtres, qui n'en finissent pas de chipoter sur l'identification ou la non-identification du Narrateur et de Marcel (cité trois fois par ce prénom dans le texte), Philippe Berthier prend tranquillement le parti de dire que Marcel le Proust et Marcel le Narrateur lui parlent de la même voix - même si le Narrateur est la cristallisation de trente-six Marcel divers et même changeants à travers le temps - et qu'autant que les deux avatars de l'écrivain et de la personne, le touche le personnage de Saint-Loup composé, lui-même, de plusieurs " modèles " et se transformant radicalement du début de la Recherche au Temps retrouvé.
Dans un long passage mémorable du Temps retrouvé, le Narrareur se livre à une méditation très révélatrice sur les rapports entretenus par le romancier avec la " vie réelle " et avec les personnages qu'il " tire " de celle-ci, au gré d'opérations " transformistes " dont la seule justification finale est l'œuvre, sans considération de ce que pourront ressentir les personnes " épinglées " comme des papillons ou victimes de ce qu'ils taxeront peut-être de méchanceté ou de plus profonde cruauté - plusieurs amis de Proust ont ainsi poussé de hauts cris ou l'ont fui à jamais...
En ce qui concerne Saint-Loup, le personnage a été inspiré à Proust par divers de ses amis, mais l'important n'est pas tant là, car Robert occupe une place tout à fait singulière et privilégiée, dans le cercle des proches de Marcel, incarnant à la fois un mentor, tout au moins au début de leurs relations, un objet de fascination sociale et esthétique, mais aussi une sorte d'ami unique qui ne deviendra jamais vraiment un amant :l'incarnation de la beauté et de la noblesse, de la France chevaleresque et du courage, de la séduction sous l'aspect d'un " homme à femmes " et de la complexité quand Marcel découvrira les nouvelles mœurs (jamais avouées) deson ami.
Ce que je ne supporte pas, et de moins en moins, ce sont les généralités : " Moi je n'ai rien contre les étrangers,mais... " ; " enfin les Juifs, tu sais quand même... " ; " d'ailleurs les homos, faut les comprendre, pourtant... " ; " et de toute façon, on est bien d'accord, les femmes... " ; " mais tu ne vas pas nier que les Grecs et le travail... "
Posture décidément trop confortable à mon goût, sans parler des développements sur les femmes et l'établissement fatal, n'est-ce pas, d'un matriarcat mondial, qui me semble relever du délire, voire de la fumisterie.
On a pu croire, à un moment donné, que le sociologisme, en matière de littérature (dans le sillage de Pierre Bourdieu) représentait l'expression par excellence de l'esprit philistin en matière de critique littéraire, et le fait est que cette forme de positivisme pachydermique, consistant à faire découvrir autant de couteaux à autant de poules dans la basse-cour du royaume des Lettres, n'a pas fini de nous mettre en joie par ses façons d'arpenter le Champ à la manière de Bouvard et Pécuchet.
Mais comment ne pas s'incliner, plus bas encore, devant les recherches exquises et combien enrichissantes pour ses sectateurs subventionées, menées au nom de la génétique littéraire, apothéose de la bricole et de la broutille.
JedemTierchen sein Plaisirchen, remarquait jadis notre sage Grossmutter ; jawohl : à chaque bestiole sa babiole ; et c'est donc avec indugence qu'il s'agit de considérer les chercheurs de nos facs de lettres et autres pôles de compétence adonnés à la classification scientifique des encres et papiers utilisés par tel auteur (ou telle auteure ou autrice) et à la description non moins méticuleuse de chaque étape et de chaque état de chaque chantier et de chaque campagne d'écriture ponctués d'autant de séquences suspensives (absorption de telle tisane ou décompensation sur Youporn) de l'écrivant (à distinguer de l'écriveur) dont sera rappelé la marque des bretelles ou des jarretelles au moment de l'ascèse de création...
Ceci de Philippe Sollers, dans Femmes, qui me semble crânement filé : " Il y a un syndrome de l'écrivain comme il y en a eu un du prêtre...Très différent de celui de la vedette du show-business... Plus essentiel, viscéral, osseux... Portant sur le nerf de base, sur la fabrique tissée du revers... En compétition directe avecle four matriciel...Aucune mère ne s'y trompe...Pas plus celle de Sophocle qu'une autre...Toutes les oeuvres importantes sont des traces de cette lutte acharnée...Pour parvenir à l'air libre, naître, sortir loin au-delà de la naissance physique ; parler quand même par de la la parole injectée...Montrer qu'on n'est pas né comme ça, pour faire nombre, qu'on ne meurt pas dans l'arithmétique dictée...Que ça se sache au moins, le crime d'exister ; que ça se marque et remarque... Pour un bout de temps...Pour l'éternité "... "
Mais oui, mais oui, et ça a beau suinter son freudisme, on se dit : et s'il y avait du vrai " quand même " ? Cependant on s'interroge aussitôt sur la " fabrique tissée du revers ", et le " crime d'exister " fait sourire les tribus d'hier sur les îles et d'aujourd'hui dans les campagnes acculturées - enfin quoi, littérature quand tu nous étreins...
Or Le silence des chysanthèmes du compère Bertrand Redonnet représente, à mes yeux, le type même du livre à la fois nécessaire et vrai, mais non moins décalé, au meilleur sens du terme, ou disons : décentré par rapport au vortex médiatico-littéraire, d'une vérité qu'on pourrait dire hors du temps et de partout en dépit de son ancrage très précis dans une époque (entre les années 50 et nos jours) et une terre particulière (les âpres campagnes de l'Ouest français ouvertes sur l'océan) que le jeune Bertrand a connu en tant que petit prolo de ferme.
" Redonnet tout le monde s'en fout ", clame la 4 e de couverture par manière d'anti-publicité ressentimentale, et l'on pourrait dire aussi pour consoler l'auteur, que de Jules Renard, de Louis Guilloux, de Raymond Guérin ou de Fred Deux, auxquels il est plus ou moins apparenté, " tout le monde " n'a guère plus à foutre.
Or je lis ceci qui sonne immédiatement vrai à mes portugaises vaudoises : " Mes paradis perdus sont tous habités par le sifflement effarouché des merles, les pinsons et leurs nids de lichen, les mésanges acrobates, les crêpes sucrées de février, les alexandrins romantiques des leçons de récitation et le triangle des grands oiseaux sauvages, sublimes bohémiens du déclin des jours qui traversaient le ciel de novembre à l'heuremême où, dans les cours de ferme, un couteau rutilant tranchant l'artère d'un gros goret ".
Et cela encore : " Au pays de mes enfances, monde d'avant le faux monde, des couvrailles aux métives, le paysan était un jardinier dont les bras ne creusaient la terre que pour la survie de son clan, tapi dans deux pièces chauffées par le bois, par lui chaque hiver prélevé sur ses bois. Le pain contre le blé, le vin contre la vigne et l'eau au fond du puits ".
Et cela aussi : "Moi, j'aimais mon monde. C'était un monde où il manquait tellement de choses que tous les rêves y étaient permis. Il suffisait d'ouvrir des portes et des livres, d'écouter les arbres lutter avec le vent, de marcher pieds nus dans la rivière, de savoir jouer avec la lumière des champs et la pénombre des bois. Il suffisait d'avoir le goût du jeu. Un jeu qui ne s'achetait pas encore dans les vitrines surchargées d'inutilités,un jeu dont la qualité s'inventait et qui ne se mesurait pas à l'aune du porte-monnaie ".
Et ce n'est que le début du récit d'un rejeton mal coifféd'une grande fratrie paysanne sans le sol, mère révoltée mais confiante en l'école laïque et dotée d'une voix de chanteuse de cabaret, père aux abonnés absents que le fils réinventera à sa façon, De Gaulle à la radio sur l'Algérie, meule de foin à laquelle le garçon fout le feu pour marquer sa présence, et le salut par l'instituteur et les livres, le savoir qui libère et la vie rugueuse qui s'ensuivra...
Or je voudrais faire le pari contraire : que Dante n'a fait que passer, et qu'à présent il s'agit de se dépasser...
Evoquant le travail du protagoniste, un jeune photographe " métis " de père vietnamien et de mère française, l'on apprend que ce Vincent, autodidacte, a quelque chose d'intense et de fiévreux et que c'est un réfractaire. " Quelqu'un qui s'est déjà frotté au réel " et qui a " une dimension sociale " dans sa pratique. Ce qu'on pourrait dire, aussi, du travail de Philippe Lafitte.
À son cinquième roman, tous différents les uns des autres et pourtant marqués par une patte commune et plus encore par un regard, à la fois aigu et décalé, d'une plasticité sensuelle lisse mais d'une frémissante sensibilité, Philippe Lafitte, mieux que ne l'a fait un Djian dans ses sitcoms, construit le " pilote " de ce qui pourrait faire une série française combinant l'atmosphère " asiatique " des abords de Ménilmontant et l'atmosphère " occidentale " de la mégapole chinoise.
Personnage représentatif du youngster flottant entre deux cultures, ses potes (Jef et Karim) et sa grand-mère malade nostalgique de Saïgon, sa mère Marie-Paule et son oncle tenancier du restau Chez Qiang proche de la station de métro Couronnes, Vincent se la joue Cartier-Bresson en cadrant choses de la vie et gens qui passent, jusqu'au jour où ELLE lui apparaît.
Or Line, fille de Monsieur Li, lui-même issu des campagnes chinoises et parvenu au top de la respectabilité locale en qualité d'homme d'affaires, est en principe soumise aux règles de son paternel et, plus sournoises, de son cousin voyou mafieux sur les bords. On vise donc le schéma Roméo et Juliette sur fond de rivalités asiates et de préjugés sociaux, mais tout l'art de Philippe Lafitte est d'enchaîner les plans sans peser, avec la grâce féline de la jeune femme se rêvant top model et tombant, à Shanghai, surun os.
C'est fin et bien filé, avec de belles lumières dans les mots et les images composées de Paris ou de Shanghai; les situations ont quelque chose de" téléphoné " mais c'est en somme le genre qui veut ça, et l'écriture, les dialogues, la découpe des séquences, le crayonné des portraits : tout fonctionne...
Toujours dans le genre série, on passe du meilleur au pire avec ce sous-produit de daube molle que représente la pathétique suite de saisons réunies sous le titre d' After par la jeune Texane Anna Todd, qui est à Barbra Cartland ce que la lavasse de fast food est à la guimauve britiche.
Le feuilleton en question, évoquant les relations de Tessa, étudiante fadasse en mal d'encanaillement et d'un mauvais garçon de pacotille, le craquant Hardin, a été testé sur le smartphone d'Anna, aussitôt boosté sur la Toile (plus d'un milliard de téléchargements sur le site Wattpad) et recyclé sous forme de pavé broché aux bons soins du grand éditeur américain Simon & Schuster, dans la nouvelle catégorie des sex-sellers -Anna étant en train de plancher sur le casting du film à venir.
Mais je tenais à en savoir plus, estimant, comme Philippe Muray, que ces phénomènes d'inculture grégaire ont quelque chose de significatif, et je me suis donc procuré la chose pour vérifier ce qu'annonçait de toute évidence la simple photo de la pauvre Anna : à savoir l'expression même de la plus insondable stupidité.
Tout de même une chose m'a fasciné dans la vie de Tessa,et c'est sa façon de tout planifier, du choix des panties qu'elle portera demain à la couleur du vernis à ongles prévu pour le surlendemain. Je n'ai donc perdu ni mon argent ni mon temps...
Question sexe, les ligues de vertu américaines auront été rassurées de constater que Tessa ne dispose un condom sur le hardon de Hardin qu'au-delà de la 400 e page de la première saison, au cours d'une scène riche en adjectifs tumescents et autres superlatifs extatiques. Et c'est ainsi qu'Allah débande...
Christoph Ransmayr dans le préambule de La montagne volante :" Depuis que la plupart des poètes ont pris congé de la langue versifiée et recourent, à la place des vers, à des rythmes libres et à une phrase flottante articulée en strophes, le malentendu s'est fait jour ici et là, qui veut que tout texte constitué de phrases flottantes, donc de lignes d'inégales longueur, relève de la poésie. C'est faux. La phrase flottante - ou mieux : la phrase volante - est libre et n'appartient pas seulement auxpoètes. "
Or Christoph Ransmayr est bel et bien un poète, qui fait ensuite voler ses phrases sur 350 pages envoûtantes :
" Je mourus
à 6840 mètres au-dessus du niveau de la mer
le quatre mai de l'année du Cheval.
Le lieu de ma mort
se situait au pied d'une aiguille rocheuse caparaçonnée
de glace où j'avais survécu une nuit à couvert du vent.
La température à l'heure de ma mort
était de moins trente degrés Celsius
et je vis la vapeur
de mon dernier souffle se cristalliser
et disparaître en fumée dans la crépuscule du matin. "