La critique de la télévision est vitale pour la démocratie. En 1997 paraissait un petit livre virulent de Pierre Bourdieu, à ce propos, qui stimula le débat. Avant lui, Karl Popper et d'autres avaient entrepris une lutte qui en appelle à la lucidité de chacun et à une nouvelle éthique pour tous...
D’aucuns se réclament de la liberté pour affirmer que si la télévision, aujourd'hui, paraît souvent si médiocre, c'est parce qu'elle se conforme bonnement au goût du plus grand nombre. Ainsi le petit écran ne ferait-il que refléter une sorte de démocratie directe,correspondant au libre jeu de l'offre et de la demande.
Or tel n'est pas, bien entendu, l'avis de tous, à commencer par ceux qui se font une plus haute idée de la démocratie que celle d'un marché soumis à la loi du grand nombre.
Ainsi le penseur autrichien Karl Popper, prophète libéral de la «société ouverte» décédé en 1996, a-t-il consacré l'un de ses derniers textes à défendre «une loi pour la télévision», où il recommandait notamment l'octroi d'une sorte de patente pour les responsables d'émissions télévisées, dont le maintien serait soumis au contrôle d'un équivalent des Conseils de l'ordre.
Le premier reproche que fait Karl Popper à la télévision est d'instiller la violence au sein de la société, la comparant à la guerre en cela que l'une et l'autre font subir une «perte des sentiments normaux qui sont le corollaire d'un monde bien ordonné» où le crime reste «une exception remarquable».
À cause de la banalisation quotidienne de l'horreur, la télévision est en outre accusée, par le penseur, de rendre de plus en plus difficile la perception de la différence entre réalité et fiction.
Quel rapport avec la démocratie ? Leplus évident selon Popper, pour qui le devoir d'éducation à la non-violence fait partie des bases fondamentales de la démocratie.
«La démocratie consiste à soumettre le pouvoir politique à un contrôle», rappelle Karl Popper, en ajoutant aussitôt que «la démocratie ne peut subsister durablement tant que le pouvoir de la télévision ne sera pas complètement mis à jour».
Quand il clame que «nous éduquons nos enfants à la violence», Karl Popper (qui a lui-même été éducateur entre 1918 et1937, et collabora longtemps avec le psychologue suisse Alfred Adler) se réfère explicitement aux travaux antérieurs et plus systématiques de John Condry sur les ravages de la télévision dans la société américaine, et notamment sur la psychologie des enfants et des adolescents.
Dans l'essai intitulé Voleuse de Temps, servante infidèle, Condry rappelle notamment que «l'enfant américain passe en moyenne quarante heures par semaine à regarder la télévision ou à jouer à des jeux vidéo», stigmatise la démission de la famille et de l'école, et plus encore la visée essentiellement mercantile de la télévision américaine, instrument publicitaire faussant systématiquement l'image de la réalité.
Et de souhaiter, pour sa part, une réaction individuelle des parents et des enseignants contre l'invasion du milieu éducatif par la télévision.
Lorsque Popper en appelait à une nouvelle éthique de la responsabilité, il visait évidemment ceux- là même qui font la télévision. Et tel est, aussi, l'objet principal des deux discours virulents prononcés par le sociologue français Pierre Bourdieu au Collège de France, dûment télévisés (sans considération, cette fois, du trop fameux«attention span» qui fait raccourcir de plus en plus le temps de parole!) et retranscrits dans un petit livre également utile à la réflexion.
Karl Popper. La Télévision: un Danger pour la Démocratie Le. même volume contient un essai de John Condry intitulé Voleuse de Temps, servante infidèle, et une postface de Jean Baudouin, Vers la Société ouverte. Livre de poche 10/18, 93 p. 1996.
Pierre Bourdieu: Sur la Télévision, suivi de L'Emprise du Journalisme. Liber Editions, 95 p. 1997.
Arrêt sur pas d'image
Or tout se passe comme si le cher homme redécouvrait le monde et ses lumières, ses bruits et ses silences, et la vacance du temps surtout qu'il réapprend à meubler. Bien entendu, l'écrivain stylise et force la note, mais on prend un plaisir certain à son évocation frottée d'humour, outre qu'il développe toute une réflexion pertinente sur le type de rapports que la télévision nous fait entretenir avec le monde, par contraste avec les médiations artistiques.
Jean-Philippe Toussaint: LaTélévision. Minuit, 270 p.
On connaît le noble combat de Jacqueline de Romilly pour la défense des humanités classiques, peu compatibles avec les records d'audimat. Mais au fait, comment Madame l'Académicienne s'y prendrait-elle aujourd'hui si tant est qu'elle avait des enfants à éduquer? Les laisserait-elle regarder la télévision?
«A vrai dire, je ne crois pas que l'interdiction soit la solution. La télévision fait partie de notre monde, et d'ailleurs il s'y voit maintes choses intéressantes. Quant aux émissions vides, stupides ou néfastes, il faut apprendre à leur résister. C'est affaire de contrepoids. Ce qui est essentiel, à mes yeux, c'est que les parents donnent à leurs enfants des contrepoids: par la discussion critique, par les livres, les jeux, les activités variées. »
L'ambiance familiale est déterminante à cet égard. Si les parents gobent tout et regardent passivement n'importe quoi, les enfants risquent évidemment de les imiter...» .
La griffe de Gore
Satire mordante de la culture télévisuelle et de la société américaine, Duluth, roman de Gore Vidal (disponible en poche), joue brillamment sur la confusion systématique de la réalité et de la fiction, mêlant personnages du petit écran et individus «réels». De Dallas à Duluth, suivez son regard...
Contrepoint, ce 23 mai 1915.
Vingt ans après, quoi de changé en meilleur ? Ou en pire ? La persuasion clandestine, aux States, n'a cessé d'étendre son pouvoir médiatico-mensonger et d'accentuer sa chute schizophrénique vers plus de vulgarité et plus de vertueux simulacre, jetée dans une guerre concurrentielle sans merci et pour dire la même chose. Quant au Vieux Monde, de BBC en ARTE, il sauve parfois l'honneur en dépit du glissement progressif du service public vers la démagogie consumériste. Interdire la télé à nos kids ? Surtout pas ! D'ailleurs ils ont mille autres dérivatifs, meilleurs ou pires, sur la Toile ou ailleurs. Aux dernières nouvelles, les séries télé suscitent un regain d'intérêt, lié à leur qualité sporadique mais réelle. J'ai fini cette nuit, à 4 heures du mat, de regarder la deuxième saison de Broadchurch, émotionnellement très prenante et démêlant, comme Breaking bad, l'imbroglio de hantises et de dérives contemporaines bien réelles, non sans créativité du point de vue de la réalisation. Bons scénars, dialogues affûtés, interprétation de premier ordre. On peut y accéder par Netflix ou par le double coffret de DVD's sans pub...