Bien que mondialement considéré comme un maitre du septième art, Akira Kurosawa a toujours souffert dans nos contrés d’une certaine forme de snobisme. En effet dans les années 60, les têtes de lard de la nouvelle vague (les Chabrol, Godard, Truffaut… et de fait des cahiers du cinéma) ont toujours un peu méprisé son cinéma (ouvertement divertissant) au profit de metteurs en scène plus intellectuels (comme Kenzi Mizoguchi). Cet état de fait perdure encore aujourd’hui et c’est ce qui peut en partie expliquer le faible nombre d’ouvrages disponible sur son œuvre et une certaines méconnaissance de sa filmographie en France. « Les Salauds dorment en paix », son vingtième film n’a été visible chez nous que très récemment et beaucoup de cinéphiles attendaient impatiemment l’édition DVD de Wild Side (parut en 2007) afin de juger sur pièce s’il s’agissait d’un film mineur ou d’un chef d’œuvre méconnus. Personne ne fut déçu.
Suite à une demande de la Toho lui proposant de créer sa propre société de production et auréolé du succès de « La forteresse cachée », Kurosawa souhaite réaliser un film sur la corruption. En effet la collusion entre les Etats-Unis (dont l’influence perdure au Japon) et certaines entreprises publique donne lieu à une série de scandales financiers. De l’argent public est ainsi très fréquemment détourné. Révolté par la relative ignorance des japonais sur le sujet, Kurosawa décide de le mettre au cœur de ce son prochain film. Pour bien faire il va s’épauler d’une dizaine de scénaristes pour l’aider à bâtir son scénario, parmi eux le grand Shinobu Hashimoto scénariste entre autres de chef d’œuvres comme « Rashomon », « les 7 Samouraïs » ou « Harakiri » de Masaki Kobayashi. La situation dégénère rapidement en joyeux bordel, les scénaristes se révélant moins malléables que prévus. Au bout de plusieurs semaines les idées fusent dans tout les sens et accouchent d’un scénario incroyablement dense et touffu. Heureusement le travail collectif va finir par payer. Le scénario des Salauds dorment en paix est une merveille du genre.
Nishi, jeune cadre d’une très grosse entreprise de travaux public, épouse la fille de son patron le propulsant ainsi très haut dans la hiérarchie. Le fait que sa future femme soit handicapée alimente les spéculations sur la sincérité des sentiments de Nishi à son égard. Est-il un sombre opportuniste ou cache-t-il d’autres desseins comme une vengeance personnelle ?
Après « Le château de l’Araignée », Akira Kurosawa s’inspire une nouvelle fois de l’œuvre de Shakespeare. Indirectement cette fois ci car « Les Salauds dorment en paix » est une adaptation non officielle d’ « Hamlet ». En effet, Nishi (joué par Toshiro Mifune le double du cinéaste) va lui aussi mettre en scène une pièce macabre, ceci afin de démasquer les hauts dirigeants compromis. Ainsi la longue scène du mariage en introduction donne le ton du film. Commentée principalement par les journalistes présents à la cérémonie, elle permet de mettre en place de façon intelligente les personnages et les enjeux à venir. D’ailleurs le réalisateur américain Francis Ford Coppola, totalement subjugué par la scène, s’en inspirera grandement pour l’ouverture de son « Parrain ».
La mise en scène est extrêmes ambitieuse, toutes les figures de styles chères à Kurosawa sont ici présentes, le double, la figure du spectre, la géométrie des cadres. Même si le film ce veut proche de la réalité, il glisse a de nombreuses occasions dans un lyrisme proche du fantastique. La musique très angoissante composée par le fidèle Masaru Satô finit par créer une ambiance très lugubre proche par moment du cinéma d’épouvantes (la scène du volcan, les apparitions spectrales). Je pense également au dernier tiers du film se passant dans un no man’s land, un décor effrayant semblable à une ville bombardé où les rafales de vents dans les ruines semblent évoquer les hurlements des victimes de la seconde guerre mondiale. C’est également un paysage mental sensé traduire l’état moral du Japon de l’époque.
« Les Salauds dorment en paix » est un réquisitoire extrêmement féroce sur la corruption. Il n’épargne personne pas même les Japonais et leur culpabilité exacerbé symbolisé par le personnage de Wada, cadre obéissant et apeuré près à se suicider pour le « bien » de la compagnie. Kurosawa cherche à réveiller son spectateur en lui fiant deux trois gifles au passage même si, comme toujours chez lui, une sorte de lucidité pessimiste finit par prendre le dessus, et la machination de Nishi de se retourner contre lui. Sa mort, pourtant filmé par Kurosawa et qui est le « climax» majeur du film, sera écartée du montage final laissant à un personnage secondaire le soin de décrire la scène, l’effet n’en ait que plus dévastateur « effaçant » purement et simplement le personnage joué par Mifune du film (image terrifiante des vêtements de Nishi gisant à même le sol littéralement « vidés » de leur propriétaire). Ayant pris le risque de renoncer à son identité il se retrouve condamné à disparaitre.
Une dernière chose pour finir. L’interprétation très exaltés des acteurs pourra choquer un spectateur de 2015 peux habituer à regarder des films Japonais, surtout pour une œuvre sensé être réaliste comme c’est le cas ici. C’est une convention du cinéma Japonais qu’il faut accepter. C’est aussi ce qui en fait sa puissance évocatrice et rend ce cinéma aussi beau et intemporel. Plus spécifiquement Il faudrait longuement parler de la gestuelle chez Kurosawa. Personnes ne bouge aussi incroyablement que dans ses films. Les acteurs sont amenés à exprimer avec leur corps leurs émotions de façon théâtrale. Ce qui est logique quand on connait tout l’admiration que Kurosawa porte au théâtre Nô japonais où chaque geste est porteur de sens. Jouer dans ses films demande ainsi une grande discipline. Ce qui mettra à rude épreuves les nerfs des acteurs obligés de se plier au perfectionnisme du maitre obligeant certains à refaire jusqu'à cinquante fois une prise rien que pour décrocher un combiné de téléphone ou descendre un simple escalier. Cela pourrait paraitre superflus mais en réalité participe à la chorégraphie visuelle de ses films qui, combiné à un sens du cadre inouïe, s’apparente à de véritables ballets.