Texte extrait de L'Espace de l'Égée,
sur une suggestion de Marielle Anselmo,
que Terres de femmes remercie chaleureusement
pour cette initiative.
[UNE SENSATION DE " SAINTETÉ "]
À partir des poulpes représentés sur les vases crétois ou des poissons volants des fresques récemment découvertes à Santorin, à partir des seins nus des femmes minoennes ou des tridents des mosaïques de Délos, à partir de la trouée marine entre deux colonnes d'un temple, ou de la fixation géométrique en marbre de Paros d'un joueur de flûte, surgit, tel le souffle très léger d'un vent du Nord-Est, une sensation de " sainteté ", pourrait-on dire par anticipation, qui vient se poser ans aucune difficulté, comme si de rien n'était, sur la chaux des chapelles, sur les visages cuivrés des saints de l'Orthodoxie, sur les voûtes en ogive des maisons de Sifnos ou d'Amorgos, sur les bleus et les jaunes de la plus pauvre des barques de pêcheurs. L'énumération paraît artificielle, ennuyeuse. D'ailleurs, elle est intentionnellement poussée afin de montrer ce qui s'accomplit beaucoup plus mystérieusement dans les âmes d'une communauté où les forces physiques, maîtrisées ici et là par la démesure (le grand fléau de nos civilisations), ont toujours le dernier mot - je veux dire qu'elles nous donnent à comprendre de quelle façon il est possible de vaincre le temps. [...]
Un jour, j'ai écrit que, plongeant dans la mer les yeux ouverts, j'avais la sensation de mettre en contact ma peau avec ce blanc de la mémoire qui me poursuivait depuis un certain fragment de Platon, et on a dit que c'était incompréhensible. Et pourtant, c'est dans la langue grecque la plus pure que le timonier sur son bateau trouve le fil à plomb, exactement comme le trouvait Ictinos au Parthénon. C'est en cela que les actions d'un grand politique par exemple, approchent la pureté du plus élégant des marbres. C'est en cela que le sentiment amoureux le plus noble aboutit au goût âpre du raisin noir. Ce qui donne prise à la croyance que les poètes jouent avec les mots, alors qu'en réalité, si l'on y songe bien, ils agissent avec davantage de sérieux que ne le permet la conversation devant un écran fermé, sans horizon aucun.
La mer Égée n'a pas d'écran, elle n'en a jamais eu. Elle est faite de matière ou d'esprit (peu importe) qui conduisent à l'essentiel. Le plus important - de ce qu'elle représente probablement d'énigmatique - est la transparence : la possibilité de voir au travers du premier, du second, du troisième, du énième plan d'une seule et même réalité, le signe unidimensionnel et simultanément polyphonique de leur sémantique métaphorique.
Voici donc comment on rencontre la morale sur le chemin même qu'on avait pris pour la fuir. Peut-être alors, se laisse-t-on plus facilement convaincre, quand elle nous tape sur l'épaule.
Un homme qui se réveille à l'aube devant un petit port mauve et qui aurait voulu n'avoir jamais appris à lire ou à écrire- quel miracle ! Il descend au petit rocher pour détacher la barque. Bientôt, l'une des crêtes de la montagne va rougir. D'un moment à l'autre le Kouros apparaîtra, et derrière lui les lignes des autres îles, la goélette délestée, une chapelle consacrée au Prophète Élie. Puis, tout s'éteindra, et il restera le visage brun et pur, aux grands yeux, du pêcheur au panier, ton voisin d'aujourd'hui, mais aussi l'éternel Apôtre, prêcheur des trésors - et des hommes.
Odysseus Elytis, L'Espace de l'Égée, L'Échoppe, 2015, pp. 21-22-23-24-25. Images d'Etel Adnan. Traduit du grec par Malamati Soufarapis.