Qu’ont en commun Virginia Wolf, Kurt Cobain, Van Gogh, Charles Bérégovoy, le chef Bernard Loiseau et Zapata le clown? Du talent ? Evidemment. Mais si c’est lui qui a aiguisé leur réputation de par le monde, c’est la manière dont ils ont quitté ce dernier qui a marqué au fer rouge leur existence. Incapables de faire face à leur conscience tourmentée, ils ont fini par perdre l’équilibre sur le fil instable de la vie. Un soir d’hiver, un jour d’été, un après-midi d’automne ou une belle matinée de printemps, ils ont fermé les paupières pour refouler la lumière de la vie et embrasser les ténèbres, succombant au doux baiser de la mort. Peut-être que cette lumière était éteinte depuis longtemps dans les limbes de leur esprit, qu’ils ne parvenaient plus à percevoir les étoiles de l’espoir ou sentir l’odeur de la rédemption, à moins que ce ne soit la terreur de voir progressivement s’éloigner la clarté, de sentir la noirceur dévorer progressivement leur âme comme une fichue maladie, la crainte des maux à venir, de l’horizon obscur et inconnu qui les effrayèrent davantage que la mort, si familière.
J’entends au loin la voix ténébreuse du Colonel Kurtz* émerger des marécages du Vietnam :
« J’ai vu des horreurs… des horreurs que vous ne pouvez imaginer »
Le suicide m’a toujours fascinée. J’aime tellement la vie que je ne comprends pas comment on peut ne pas trouver une porte de sortie au calvaire qu’on peut être amené à endurer. On a toujours le choix de changer, de partir, de se refaire une vie ou de s’éclipser, d’abandonner l’être que nous sommes pour devenir un autre… est-ce la peur de cet autre ou de ce départ à zéro qui effraie tant ?
La voix de Kurtz continue de me hanter :
« J’ai observé un escargot ramper sur le bord d’une lame de rasoir. C’est mon rêve. C’est mon cauchemar. Rampant, glissant, le long de cette lame de rasoir… et survivant »
Il y a la vie, il y a la mort et il y a l’entre deux… l’abime du doute, de l’indécis… peut-être que la pression de ce que les autres –la société, le travail, la famille- requiert devient trop lourde ? Peut-être est-ce la peur de décevoir, la crainte de ne pas être à la hauteur ou, pour ceux qui ont du succès, que tout se termine qui enclenche l’engrenage…
« Il est impossible de choisir les mots pour décrire l’horreur à ceux qui ne savent pas ce qu’elle signifie… »
Et que dire de ces familles japonaises lors de la deuxième guerre mondiale qui de crainte des atrocités que pouvaient leur infliger les soldats américains s’ils les capturaient, jetèrent leurs enfants du haut des falaises des côtes de Saipan avant de se précipiter eux-mêmes dans le vide (on parla de 8000 civils). Ne serait-ce pas finalement l’inconnu qui nous transit ? L’horizon sans limite qui se défile devant nous, nous qui sommes habitués à vivre en cage, même si on passe notre existence à défendre une liberté supposée ?
Kurtz continue sa litanie :
« L’horreur… l’horreur a un visage… (…) L’horreur et la terreur morale sont tes amies. Si elles ne le sont pas, alors elles sont des ennemis à craindre. De véritables ennemies ! »
Il est dit qu’un million de personnes s’ôtent la vie chaque année dans le monde, soit plus que le total des morts causées par les guerres et les homicides confondus. Pourtant nous sommes cernés par tant de malheur, des gens qui sont fourvoyés dans des situations abominables et qui ne peuvent pas s’en extirper (je pense aux jeunes enfants abusés, aux femmes séquestrées par des hommes pervers, aux hommes asservis par des sociétés ségrégationnistes, aux familles détruites par des guerres ou aux personnes rongées par des maladies), comment ne pas se pencher sur le positif de la vie, sur les choix qui, au contraire de ces personnes claquemurées dans un destin immuable, nous sont donnés ?
Mais l’ennemi de l’homme n’est-il pas finalement son propre esprit ? N’est-il pas plus facilement prisonnier de sa propre conscience ? Qui contrôle la mélancolie ? Le désespoir ? La déception ? L’ego, ce si tenace ennemi ? L’angoisse de la perte ou celle du devenir ?
Virginia Woolf entendait des voix. Par crainte de la folie qui la guettait, elle remplit ses poches de pierre, entra dans la rivière et se laissa couler.
Il est dit que Bernard Loiseau, qui se donnait corps et âme pour sa cuisine, se serait suicidé à la suite de la perte de sa 3e étoile Michelin. Beregovoy, lui, aurait choisi la mort par crainte de voir son image salie, lui qui avait revendiqué, toute sa vie, son intégrité.
Puis il y a :
Hemingway, suicidé par amour.
Zweig, suicidé par contestation.
Socrate, suicidé par choix.
Sœur Sourire, suicidée par dépit.
La liste est longue.
Romain Gary, Gerard de Narval.
Mike Brant, Dalida, Nino Ferrer, Maria Callas.
Ian Curtis, Michael Hutchence, Kurt Cobain.
Paul Celan. Van Gogh, Bernard Buffet, Mark Rothko.
Jean Seberg –ex-épouse de Gary, Patrick Dewaere, Romy Schneider, Pier Angeli, Georges Sanders, Marilyn Monroe.
Otto Weininger, Lord Castlereagh.
Brutus, Sénèque, Néron.
Zavatta, le Clown.
Romanciers, chanteurs, poètes, peintres, acteurs, politiciens, empereurs, philosophes… mais aussi psychologues, journalistes, médecins, ingénieurs, physiciens, jet-setters…
Toutes les professions, tous les rangs sociaux.
Mireille Dandieu Jospin, la mère de l’ex-premier ministre, suicidée à quatre-vingt-douze ans. Solenne Poivre d’Arvor, la fille du journaliste, à dix-neuf ans.
Tous les âges aussi.
Le suicide ne pratique pas la ségrégation.
Comment des gens intelligents, aisés, pour certains : renommés, choisissent-ils de mettre un terme à leur existence ? Qu’est-ce qui se passe dans leur esprit, leur corps, à ce moment-là ? La crainte du passé qui leur échappe, de l’avenir qu’ils ne contrôlent pas ? L’inconnu encore et toujours.
La voix de Brandon continue de gronder en arrière-fond de ma conscience :
« N’as-tu jamais envisagé de véritables libertés ? Des libertés ignorantes de l’opinion des autres… voire des opinions de toi-même ? »
Getulio Vargas, l’ancien président brésilien, n’a pas laissé le désarroi le surprendre. Il a médité son action. A 72 ans, il a décidé qu’il était temps pour lui de tirer sa révérence. Il aurait pu prendre des médicaments, se pendre, se couper les veines, mais il semblerait que ce soit le cœur qui le faisait souffrir, car c’est dans celui-ci qu’il a choisi de se loger une balle. Mais Vargas ne comptait pas quitter ce monde sans laisser les coupables s’en sortir à bon compte, car si une chose est certaine, il y a toujours des responsables au suicide d’une personne, même inconscients. Aussi dans la lettre qu’il laissa derrière lui, on perçoit le sentiment de vengeance que les mots renferment :
« Si le simple renoncement au poste pour lequel j’ai été élu par les suffrages du peuple me permettait de vivre oublié et tranquille sur le sol de la patrie, je renoncerais volontiers. Mais un tel renoncement donnerait seulement l’occasion pour que, avec plus de furie, on me persécute et m’humilie. On veut me détruire à n’importe quel prix. Je suis devenu dangereux pour les puissants d’aujourd’hui et pour les classes privilégiées. Vieux et fatigué, j’ai préféré rendre mes comptes au Seigneur, non pas des crimes que j’ai commis, mais des puissants intérêts que j’ai contrariés, parce qu’ils s’opposaient aux intérêts nationaux, parce qu’ils exploitaient, impitoyablement, les pauvres et les humbles. Seul Dieu connaît mon amertume et ma souffrance. Que le sang d’un innocent serve à apaiser la colère des furieux. (…) J’ai lutté contre la spoliation du Brésil. J’ai lutté contre la spoliation du peuple. J’ai lutté de tout mon cœur. La haine, les infamies, les calomnies n’altérèrent jamais ma détermination. Je vous ai donné ma vie. Maintenant, je vous offre ma mort. Je ne regrette rien. Sereinement, je fais le premier pas sur le chemin de l’éternité et je sors de la vie pour entrer dans l’Histoire »
Alors que s’éteint le souvenir de Vargas, les derniers mots de Kurtz résonnent au fond de moi :
Because it’s judgment that defeats us.
« Parce que c’est le jugement qui a raison de nous »