Depuis longtemps, je n'étais retourné à Rancy. Tant qu'à être traqué par le cauchemar, je me demandais s'il ne valait pas mieux aller faire un tour de ce côté, d'où tous les malheurs venaient, tôt ou tard ... J'en avais laissé là-bas derrière moi des cauchemars... Essayer d'aller au-devant d'eux pouvait à la rigueur passer pour une espèce de précaution ... Pour Rancy, le plus court chemin, en venant de Vigny, c'est de suivre par le quai jusqu'au pont de Gennevilliers celui qui est tout à plat, tendu vers la Seine. Les brumes lentes du fleuve se déchirent au ras de l'eau, se pressent, passent, s'élancent, chancellent et vont retomber de l'autre côté du parapet autour des quinquets acides. La grosse usine des tracteurs qui est à gauche se cache dans un grand morceau de nuit. Elle a ses fenêtres ouvertes par un incendie morne qui la brûle en dedans et n'en finit jamais.
(Louis Ferdinand CELINE)