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Philippe Jaccottet, Ponge, Pâturages, Prairies par Angèle Paoli

Publié le 02 juin 2015 par Angèle Paoli

EN QUÊTE DE LA VÉRITÉ DU VERT

P onge, Pâturages, Prairies. J'ai achevé tout récemment la lecture de ce petit opus publié par les éditions Le Bruit du temps, que dirige Antoine Jaccottet. Consacré à Francis Ponge, cet ouvrage est une apologie par Philippe Jaccottet du poète du Parti pris des choses, un ami de longue date pour lequel l'auteur des Semaisons nourrit une grande admiration. Par-delà l'admiration persiste une affection indéfectible que la mort du poète nîmois n'a ni emportée ni ensevelie. Une apologie qui relève sans aucun doute du genre épidictique de l'éloge ; dans lequel affleurent toutefois, au fil des pages, par petites touches discrètes, les écarts qui distinguent l'un de l'autre les deux poètes. C'est bien pourtant à partir d'un point de convergence que s'organise l'hommage de Philippe Jaccottet, la " vérité verte " sur laquelle Francis Ponge et lui-même se sont penchés et dont ils ont partagé l'étude.

Dans la postface, rédigée en décembre 2013, Philippe Jaccottet apporte quelques compléments d'informations sur les circonstances de l'écriture de cet ouvrage. Ainsi, si le texte d'ouverture - qui porte la date du 10 août 1988 -, s'est imposé de lui-même le jour de l'inhumation de Francis Ponge au cimetière protestant de Nîmes, les six autres textes rassemblés dans la deuxième partie sont le " résultat d'assez longs tâtonnements " qui ont occupé le poète dès la fin du mois de novembre 1988. Cette section - si les préconisations de Jean-Pierre Dauphin, lecteur chez Gallimard, avaient été suivies d'effet - aurait dû faire partie du Cahier de verdure paru en 1990. Mais Philippe Jaccottet, qui avait peut-être un autre projet en tête, ne s'est jamais séparé de ces textes. Si l'hommage proprement dit rendu à Francis Ponge a déjà fait l'objet d'une publication dans le n° 433 (février 1989) de La Nouvelle Revue Française, l'ensemble des textes se trouve aujourd'hui rassemblé sous le titre Ponge, Pâturages, Prairies, conformément au vœu formulé par Philippe Jaccottet, habité tout au long de ces années d'écriture par la présence de Ponge.

Deux lectures très différentes ont marqué l'instant de la séparation des deux poètes " au seuil de la tombe ". La lecture du psaume de David que le pasteur choisit de lire : " L'Éternel est mon berger "... dans lequel sont mentionnés " les verts pâturages ", havre de repos de fraîcheur et de plénitude pour David et pour son troupeau ; la seconde lecture étant celle du poème de Ponge, " Le Pré ", lu par Christian Rist, dont revient en leitmotiv, le vers :

" Transportés tout à coup par une sorte d'enthousiasme paisible / En faveur d'une vérité qui soit verte... "

Tout en se laissant happer par les mots, le poète laisse errer son regard sur les frondaisons des " hauts arbres " du cimetière, à moins qu'il ne s'agisse de son regard intérieur. C'est là, " au bord du gouffre ", alors qu'il est emporté par " l'écho " " déformé " que ces deux textes font résonner en lui, que naît la réflexion du poète sur les 3 000 ans qui séparent l'aspiration à la " vérité verte " de Ponge des " verts pâturages " de David. Un écart considérable s'est en effet creusé entre ces " deux herbages écrits ". Du passé biblique, il reste l'idée d'un monde " encore relativement simple et solide, cohérent, de sorte que les poèmes, alors, pouvaient dire naturellement une confiance, et en la disant, la fortifier. " Demeure la nostalgie de ce qui a été perdu au cours du temps. Cette capacité à faire coïncider les mots et les choses, sur quoi Ponge travaillait avec ardeur. Retrouver par " cette belle bataille " du langage " cette espèce d'instinct à la fois naïf, enfantin et sage " du berger ancestral. Retrouver " la vraie verdure originelle ". L'herbe " vraie ". Une même quête, celle du langage, relie l'un et l'autre poète.

À lire Ponge, Pâturages, Prairies, il semble que Francis Ponge, qui tenait le poète Malherbe en très haute estime et le plaçait plus haut que les plus illustres de ses contemporains (Góngora, Cervantès, Shakespeare), ait trouvé dans la poésie de celui qu'il admirait tant, de quoi nourrir toute une vie d'enthousiasmes et de recherches autour du langage poétique. " Ce que Malherbe écrit dure éternellement ", peut-on lire dans " Pour un Malherbe " à la date du 9 octobre 1951. Affirmation qui fait écho aux vers de François Malherbe sur son art.

Et Philippe Jaccottet de rappeler qu'il n'était pas loin de se laisser convaincre lorsque Ponge se mettait à scander avec " un lumineux enthousiasme " ces vers du grand poète " classique " :

" Apollon à portes ouvertes

Laisse indifféremment cueillir

Les belles feuilles toujours vertes

Qui gardent les noms de vieillir ;

Mais l'art d'en faire des couronnes

N'est pas sceu de toutes personnes,

Et trois ou quatre seulement,

Au nombre desquels on me range,

Peuvent donner une louange

Qui demeure éternellement. "

Moment de pure émotion que le souvenir n'a pas terni, " comme j'aime à me le rappeler dans ces moments-là ! ", confie Philippe Jaccottet.

Pourtant, Jaccottet est loin de partager l'analyse et le point de vue de Ponge sur Malherbe. Et c'est là une divergence importante sur laquelle le poète des Semaisons s'est antérieurement expliqué, dans les pages qu'il a consacrées à Ponge entre 1946 et 1986. Il la réaffirme ici, une première fois, dans " Qu'il y a fête et fête ". Puis, dans le chapitre suivant - " Deux héros, ou hérauts pongiens " -, consacré aux deux grands modèles du poète. Malherbe et Rameau. Malherbe à qui Jaccottet reproche d'avoir inauguré en se glorifiant, " le retournement narcissique du poète sur lui-même en tant que poète, et sur l'outil de ce travail, de cette obsession du langage qui règne aujourd'hui dans les lettres... "

Quant au musicien Rameau, Ponge, dans un excès de jubilation, lui rend à lui aussi un hommage vibrant. Parlant du créateur des Indes Galantes, il est, dit-il, " l'artiste au monde qui m'intéresse le plus profondément ". Ce à quoi Philippe Jaccottet ne souscrit pas, pas davantage qu'il ne souscrit à la supériorité de Malherbe dans le panthéon des grands auteurs précédemment cités. " Pour moi, écrit-il, quoi qu'il en soit, je ne saurais préférer Rameau à Schubert, à Beethoven, moins encore à Mozart ; et, remontant plus haut, à Monteverdi ou à Bach. " S'il ne peut totalement souscrire à l'enthousiasme pongien, c'est que certaines musiques (comme certains textes, ceux du poète Dante par exemple, dont le nom est totalement absent de l'œuvre de Ponge) l'" obligent à aller chercher [ses] références beaucoup plus loin, à la limite du saisissable ".

Ces quelques pages sont également l'occasion pour Philippe Jaccottet d'étayer sa réflexion sur l'écriture de Ponge. Jaccottet choisit pour le faire, de jouer sur la métaphore de la fête. À la " fête de cirque ", il oppose la " fête de style noble ". Aux " fastes " déployés dans Le Soleil placé en abîme, il oppose " les exploits émerveillants " de Ponge, tels qu'il les apprécie dans les " textes courts " " dont Le Parti pris des choses présente les premiers et peut-être les meilleurs exemples ". Il reproche cependant à ces pièces d'une jonglerie très aboutie de l'être presque trop et de manquer de vérité. Une " Vérité " que les " excès de contention ont pu faire fuir " et qui échappe à Ponge mais qui semble avoir rattrapé le poète à son insu, dans d'autres textes. Ainsi Jaccottet reconnaît-il la supériorité de Ponge dans les textes " où les mots sont frottés aux choses "... Ce qui est le cas à trois reprises dans son Pour un Malherbe. C'est là, lorsqu'il " parle des choses - les temples de Nîmes, l'incendie des pétroles de Rouen, et "la joie de ce bouquet de haricots" [...], que son livre atteignait à son maximum de densité et d'éclat... "

Parmi les textes de Ponge qui ont joué un rôle décisif dans l'écriture de Jaccottet figure en particulier Le Carnet du bois de pins. Dans ces feuillets, datés du 7 août 1940 à septembre 1940, Ponge commente son propre texte, le remet sur le tapis, le modifie. " Il faut qu'à travers tous ces développements (au fur et à mesure caducs, qu'importe) la hampe du pin persiste et s'aperçoive ". Ou encore : " Non ! / Décidément, il faut que je revienne au plaisir du bois de pins "... Pour faire progresser son texte, Ponge procède ainsi par " effacement-négation " de ce qui précède. Jaccottet s'inspire de cette méthode dans Paysages avec figures absentes, " Travaux au lieu-dit l'Étang ". Mais si, chez l'un et l'autre poète, il y a une " leçon " à tirer du monde, les moyens d'y parvenir par l'écriture restent très différents. Ainsi, pour Ponge, s'agit-il plutôt, à partir d'un objet quelconque - " galet, cageot, lessiveuse, pomme de terre " - d'élaborer une " machine verbale " et de la faire fonctionner. De sorte que Ponge, dans le souci qu'il a de prendre le parti de l'objet dans sa matérialité et dans sa finitude, repousse de la chose à décrire, toute incursion émotive, toute forme d'interprétation métaphorique, toute approche d'" illimité ". Pour Jaccottet au contraire, l'expérience poétique prend naissance dans une émotion particulière. Mais la réalité se dérobe ; ne se laissant pas rejoindre, elle demeure inaccessible, ouverte sur la promesse d'une " perspective " autre.

" Et me voilà tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne lui serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu'une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret. "

Ainsi le poète procède-t-il, à la manière de Ponge, par observations successives, puis par retraits. Mais, qu'il s'agisse de poèmes ou de prose poétique, l'écriture est " ouverture ". Ouverture " dans le mur des apparences ". Nécessaire et vitale. Il s'agit donc toujours, pour Philippe Jaccottet, de " reculer la limite ". La métaphore, lorsqu'elle est juste, ne participe-elle pas de cet enjeu ? Et l'admiration que Jaccottet nourrit pour Ponge ne sera d'aucun effet sur sa propre démarche et dans sa propre quête.

Poursuivant le cheminement de sa réflexion, Philippe Jaccottet aborde la notion du " jaillir pur ". " Adjectif double forgé par Hölderlin dans le "Rhin" : " reinentsprungenes " ", le " pur jailli ", " ce qui sourd pur ", dont il nous avertit qu'il est " énigme ". Et le poète de donner Rimbaud en exemple, pour qui est essentielle la recherche de " l'étincelle d'or de la lumière nature ". Rimbaud, dont Jaccottet dit qu'il est celui qui a été, parmi ses contemporains, " le plus proche de la source ". Que recouvre la notion de " pur " ?, s'interroge le poète. Les images qui surviennent à son esprit sont celles de la " fraîcheur de l'eau des torrents " et celles de " l'aube ". Images dégagées de " tout artifice, de tout mensonge ". Qui conduisent " tout près de la source, qui est l'énigme que l'on ne peut résoudre en autre chose que l'énigme ". " Deux brefs poèmes de voyageurs ", un haîku du Buson et le " Nocturne du voyageur " de Goethe, viennent encore apporter leur éclairage sur " l'énigme du pur ". Quelques mots " limpides " ne suffisent-ils pas, en effet, pour annoncer à un mourant qu'une " porte va s'ouvrir " ? Ne suffisent-ils pas à " envelopper si bien le cœur " que le voyageur " pourra franchir le tout dernier col sans succomber au froid ? "

Dans le dernier chapitre de son recueil - " Pâturages, prairies " -, Philippe Jaccottet retourne aux verts pâturages du psaume de David. Évoquant à nouveau " les choses simples " des temps bibliques où les hommes avaient une âme, il conclut en ajoutant : " Peut-être que la mort est, aujourd'hui, la dernière chose qui ressemble aux dieux des premiers temps. "

Toujours procédant par " composition fragmentaire ", la pensée du poète aborde ensuite aux rives d'une pastorale enchantée du Conte d'hiver, printemps et résurrection. Idylle d'une bergère et d'un berger. Puis, après un détour par ces lieux de prédilection que sont " vergers et prairies ", il cherche à distinguer quelle est la langue que l'herbe lui parle. Ce n'est ni celle de la Bible ni celle de Ponge, mais " une langue plus difficile à saisir, à traduire. " Une langue suffisamment insistante pour faire reculer en lui orages, révoltes et enfer. Une langue qui le rapproche à nouveau d'Hölderlin pour qui toute chose est " énigme " : l'eau du ruisseau, la limpidité de la source, la floraison du cognassier. Et le vert de l'herbe. Dont la pensée le ramène une année en arrière, alors qu'il travaillait au " Blason vert et blanc " du Cahier de verdure. " Ici, j'ai envie d'ouvrir une parenthèse, comme on ouvre une porte sur un jardin ", écrit Philippe Jaccottet dans " Pâturages, prairies ". Puis, poursuivant :

" Quand je cherchais, toujours l'an dernier, à saluer la floraison du cognassier, à la comprendre, pour arborer ce blason de vert et de blanc, j'ai pensé à la Vita Nova ; mais aussi, plus lointainement, à la pastorale du Conte d'hiver ... "

Pour ce qui est de l'énigme, il est nécessaire que celle-ci demeure énigme. C'est parce qu'elle demeure énigme qu'elle " rayonne comme telle " ; et c'est parce qu'elle rayonne que le simple " toucher d'une main " ou un regard peuvent suffire à " éclairer doucement les pas " de celui qui aborde la mort.

À lire attentivement Ponge, Pâturages, Prairies, le lecteur saisit au plus près et comme en miniature la " petite fabrique " littéraire qui guide l'écriture de Philippe Jaccottet. En même temps que l'esprit qui anime toute l'œuvre. Au-delà demeure longtemps en mémoire la magie du titre de ce recueil. Sa petite musique revient sur les lèvres comme un refrain dont le lecteur cherche à dire la saveur. Que dire, en effet, de cette énumération ternaire (un octosyllabe), sinon qu'elle joue avec habileté sur les combinaisons entre allitérations - [p],[ʒ],[r] - et assonances - [a] -, mais aussi sur les allongements syllabiques, rythme ascendant sur " Ponge ", descendant sur " Pâturages ", stabilisé et plan sur " Prairies ". Tout un paysage sonore vient ainsi se superposer simultanément sur le paysage visuel. Titre-paysage, dont la perfection contient en elle la promesse d'une ouverture sur un monde multiple et mystérieux.

Il résulte de ce petit opus, qui conduit sans cesse de Jaccottet à Ponge, de Jaccottet à lui-même, un livre passionnant qui chemine vers une " Vérité " (la majuscule est empruntée à Ponge) " qui est moins à atteindre qu'à attendre. " Une vérité qui passe par le regard et par l'attention à la nature. Ponge, Pâturages, Prairies est méditation bienveillante qu'une expérience antérieure continue de nourrir de sa lumière. Celle d'une joie ancienne qui irradie le moindre geste. Une promesse de jubilation vraie pour le lecteur qui s'attarde dans ces pages.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Philippe Jaccottet,   Ponge, Pâturages, Prairies  par Angèle Paoli

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