Vous aussi, vous aimez les tatouages ?Moi, j’adore. Je trouve ça tellement personnel, tellement pimpant. Il y en a pour tous les goûts : la fille, le cadre, le barbu. D’ailleurs, c’est bien simple : dès que j’ai fini de pleurer sur ma simulation d’impôt sur le revenu, j’en fais un. Et tant mieux si ça casse les pieds aux parents d’élèves.Seulement, j’aime bien les tatouages quand ils ont l’air d’être sortis de l’imagination de leur propriétaire ; si c’est pour afficher la même rose des vents ou le même aigle foireux que des milliers d’autres, je ne vois pas bien l’intérêt - déjà qu’on supporte, pour d’absconses raisons génétiques, d’arborer le même nez, les mêmes dents et les mêmes jeans que sept milliards de nos congénères. J’ai donc peine à décrire ma stupéfaction à découvrir, cet après-midi, le tatouage de ma voisine dans le métro.Sur son dos, on pouvait reconnaître ;
- la carte du Portugal (comment j’ai reconnu la carte du Portugal ? c’est ça l’intérêt d’avoir le bac, mes amis)
- un crucifix
- son prénom, Jessica (NdA: le prénom n'a pas été changé)
J’en ai déduit, au terme d’une pénible investigation, que la dame :
- s’appelait Jessica
- était originaire, à la deuxième ou la troisième génération, du Portugal
- était catholique pratiquante ou du moins se plaisait à se présenter ainsi.
POURQUOI TENAIT-ELLE TANT QUE ÇA À NOUS LE FAIRE SAVOIR ?
Parce que, je peux le dire maintenant qu’elle est partie – tiens, Jessica, je te le dis directement à toi, puisque tu ne passeras jamais sur ce blog : je me CONTREFOUS que tu sois portugaise, catholique et fan des prénoms en J.En fait, ce qui m’intéresse, Jessica, c’est que toi et moi fassions partie de la même espèce, soyons dotées du même potentiel de raison, de sensibilité et de créativité et que nous ayons les mêmes droits civiques, dont celui de poser nos popotins sur une banquette de la ligne 14. Pour le reste, tu peux t’arrêter là.
À vrai dire, la grosse mappemonde de Jessica, en plus d’être très moche, me rappelait irrésistiblement un passage de L’Immortalité de Milan Kundera, que je ne pourrais pas citer précisément parce que le bouquin est resté dans mon précédent appart, mais vous pouvez me faire confiance, je l’ai relu en 2009.Le personnage principal, Agnès, qui est vaguement dépressive et va d’ailleurs finir démantibulée dans un accident de voiture sur une nationale en direction de Dijon, se rend régulièrement au sauna. Un jour, elle constate que la même jeune fille entre systématiquement dans la salle chaude en s’exclamant : « Ah, il fait chaud, ici ! Moi, j’aime que je ce soit TRÈS CHAUD » [je pense que le passage est meilleur dans la version originale] avant de toiser l’assistance pour la prendre à parti. Agnès en conclut que pour cette jeune fille, l’affirmation de son goût pour la chaleur est un postulat identitaire, et que toutes les personnes présentes sont invitées à se prononcer pour ou contre la chaleur, c’est-à-dire pour ou contre elle. Elle extrapole cette réflexion à tous les individus qui font du bruit dans les transports pour se faire remarquer et gratter des miettes d’existence.
Si je résume, le tatouage de Jessica est une manière d’exister en clamant au monde « Je suis PORTUGAISE et CATHOLIQUE, et rien qu’en lisant ce message vous prenez parti face à moi. »Sympa, Jessica, mais pourquoi n’avoir pas donné à lire quelque chose de plus original ? Quelque chose qui te définisse toi ? Toi, ta vie, tes goûts, tes peines de cœur, tes séries préférées ? Donne-moi de la lecture, Jessica ! Fais-moi rêver, voyager ! Ne me raconte pas un truc bateau que j’aurais pu découvrir en discutant avec ta grand-mère.En effet, le hipster tatoué aime à choisir des motifs un tant soit peu plus personnalisés. Il ne nous fait pas savoir qu’il est new yorkais/tourangeau. Il exprime son ESSENCE PROFONDE.Ce subit besoin de distinguos me vient d’un génial petit bouquin lu la semaine dernière sur la notion d’individualisme, et que je recommande vivement à toutes les personnes qui pensent du bien, ou du mal, ou rien du tout, de ce concept. L’auteur, François de Singly, rappelle que la notion de « je » contient deux significations qui ne se recouvrent pas vraiment. Elles reposent sur « la représentation d’une identité en deux cercles. Le premier, extérieur, englobe le second, moins visible. Il désigne la quasi-totalité des appartenances et des statuts de l’individu. Il inclut le genre, l’âge, le milieu social, le diplôme, l’origine géographique (les variables classiques de la sociologie objectiviste) et les autres liens (fils de, ancien élève, membre du club de football et de belote). Ce cercle, je le nomme en première analyse identité statutaire. »[1]
ou un motif japonais
un pseudo-bijou qu’il ne portera jamais
le nom d’un être cher.
Jamais un tatoué ne se dégraderait à afficher le nom de son école (J’ai fait HEC 2010), de sa mamie (Salut mémé Josette) ou de sa région d’origine (77300 Forever). NON. Alors il faut bien l’admettre : Jessica s’est trompée. Elle avait la possibilité de se faire tatouer une phrase de Pessoa, elle a mis la carte du Portugal, son identité statutaire. Bouh. Jessica, sois forte, existe par toi-même : et fais-toi tatouer un papillon comme tout le monde !
[1] François de Singly, L’individualisme est un humanisme, L’Aube, 2011, p.44