Chaque métier présente ses avantages : le pilote de ligne pourra faire le tour du monde sans se ruiner, la chef-produit-lingerie rapportera chez elle chaque mois son poids en ensemble soutien-gorge-culotte, le pizzaiolo napolitain pourra se délecter d'une vraie Margherita même au petit déjeuner. Pour ma part, pendant plusieurs années, j'ai évolué dans un milieu suffisamment pailleté pour qu'il en éblouisse certains, rien qu'à son évocation.
Alors non, ami lecteur, je ne travaillais pas dans le show business et il importe peu que tu saches précisément le nom du lieu où je passais mes journées. Concentrons-nous plutôt, si tu le veux bien, sur tout ce que ce lieu produit de clichés dans l'imaginaire collectif : un cadre de travail exceptionnel, au cœur d'un monde fascinant, peuplé de gens épatants dont le niveau de culture n'a d'égale que l'élégance. Évidemment, comme on ne peut pas plaire à tout le monde, il arrive que ces adjectifs soient tempérés par d'autres, beaucoup moins sympathiques - citons pêle-mêle " élitiste ", " show off ", " bling bling ", " scandaleux " - prononcés par une poignée de contestataires. Ceux-là seront malgré tout très heureux, et même honorés dans certains cas, de rencontrer quelqu'un qui travaille dans ce lieu, y voyant une occasion en or d'en profiter, de cracher dessus ou d'en débattre, c'est selon. Pendant sept ans, j'ai donc pris l'habitude de vivre dans un univers bien loin de la réalité de tout un chacun ; un univers qui ne laisse pas indifférent, qui envoie du rêve ou qui exaspère (mais l'exaspération étant souvent teintée de jalousie, je te laisse, ami lecteur, en tirer tout seul les conclusions qui s'imposent).
En quoi tout cela représente-t-il un avantage, te demanderas-tu, te faisant de moi l'image d'une nantie frivole, qui sautillerait de soirées VIP en dîners glamour et qui s'en vanterait, en plus. Eh bien, ami lecteur, devoir le confesser me navre mais je n'ai malheureusement pas le choix : tout cela est assez valorisant et peut même parfois s'avérer utile en certaines circonstances. J'ai su tirer profit de la confiance et du respect que suscitait ce travail pour simplifier mon quotidien (sans aller évidemment jusqu'à affréter un avion de la république pour assister en famille à un match de foot) et m'en suis volontiers servi comme d'un étendard - que ce soit pour négocier le loyer de mon appartement ou pour bénéficier de réductions ou même d'invitations dans toutes sortes d'endroits, des musées aux salles de concert en passant par les restaurants, le spa ou le cours de yoga.
Non, ami lecteur, je n'en ai pas honte. Déjà parce que ce travail occupait près de 80% de ma vie et je te prie de croire que nul n'enviait les 20% restants. Alors autant que mon job et moi instaurions une relation win-win, m'étais-je dit (d'ailleurs, maintenant que tout est fini, je déplore de ne pas en avoir profité davantage). Ensuite parce que si cette position semblait si reluisante vue de l'extérieur, de l'intérieur c'était tout le contraire : en profiter constituait donc un moyen comme un autre d'utiliser les points de mon " compte pénibilité au travail " qui, sans que personne ne le mesure vraiment, m'exposait à plusieurs facteurs de risques (un environnement agressif, un rythme intense), susceptibles de nuire visiblement (et durablement) à ma santé.
Car, ami lecteur, nous voici au cœur du problème : il me suffisait de dire quel était mon rôle dans la société à quiconque évoluait hors de ce milieu pour obtenir un regard impressionné, un sifflement d'approbation ou un sourire intimidé. Eh bien ça, qu'on le veuille ou non, ça fait quand même un bien fou à l'amour propre ; ce même amour propre que je laissais à la porte de mon bureau et sur lequel je m'essuyais les pieds avant d'aller bosser chaque matin, cet amour-propre que je récupérais à la sortie en mille morceaux, que je m'attachais à recoller tous les soirs dans l'intimité de ma chambre à coucher. La réalité de ce travail était, en effet, bien loin des clichés que le monde s'en faisait et cette situation de conflit est devenue suffisamment aliénante pour que je décide d'y mettre fin. Les regards subjugués ont alors fait place à des commentaires effarés et souvent déplacés (devant moi : " mais te rends-tu compte de la chance que t'avais ?! ", derrière moi : " elle a forcément été virée "), car, dans l'imaginaire collectif, on ne quitte pas ce genre d'endroits à moins d'y avoir été invitée. Et puis l'effarement a laissé place à - au choix - de l'indifférence ou de la pitié. Dans le premier cas, je ne suis plus aussi intéressante qu'avant tandis que dans le second je reste quelqu'un de sympathique, qui a fait la bêtise de sa vie certes, mais sympathique toute de même.
Alors, ami lecteur, autant te le dire, te répandre sur les raisons de ta démission ne servira à rien puisque de toute façon personne n'y croira. Inutile aussi d'essayer de crâner avec tes projets de reconversion car dans cette société, si tu veux briller, le rôle que tu y occupes compte plus que les traits de ta personnalité. Je ne te cache pas que j'ai été plus qu'à mon tour à deux doigts de ciller (je suis faible et lâche) et puis finalement pas : j'ai tenu bon, aussi bien dans mon projet de démission que dans celui de prendre mon temps dans le choix de ma future carrière. A la question " mais donc tu fais quoi, maintenant ? ", je réponds simplement " une pause ", ce qui n'impressionne personne. Il va bien falloir que je m'y fasse.
Comme je ne peux empêcher certains moments de doute (on ne se refait pas), il m'a semblé indispensable d'aller prêcher des convaincus (i.e. mon fidèle lectorat, mon Clan des Sept) pour établir qu'on a bien plus de raisons d'inspirer le respect quand on a le courage de rompre avec une situation de souffrance que quand on temporise indéfiniment en arguant d'avantages et d'une forme de reconnaissance totalement déplacée.
A partir de maintenant, je me targue d'avoir accompli " un acte audacieux pour renouer avec moi-même ". C'est devenu ma nouvelle façon de crâner et c'est aussi comme ça que je compte bien me dégoter un huitième lecteur.