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Les ombres de la nuit

Publié le 16 juin 2015 par Ctrltab
Les ombres de la nuit

Anna et Pedro sont assis l'un en face de l'autre. La femme paraît plus âgée que son vis-à-vis masculin. Elle est blonde, les traits fins, les yeux bleus, des taches de rousseur, le souvenir de l'enfance pas loin. Il a la peau plus mate qu'elle, le regard pépite et le nez aquilin. Lui non plus, il n'est pas d'ici. Il porte les mêmes vêtements qu'hier et un soupçon de barbe révèle qu'il n'a pas pu se raser ce matin. L'après-midi est déjà bien avancé. Le café est peu peuplé. C'est un long week-end férié et aujourd'hui, dimanche, il ne reste que quelques familles qui n'ont pas eu le courage ou l'argent pour se faire la malle et aller voir ailleurs. Le lieu est branché et cultive la nostalgie des années 70, temps que la plupart de ceux qui le fréquentent n'ont jamais connu. Il est plus facile pour eux d'en faire un âge d'or, alors que le formica orange et la décoration désordonnée rappelleraient davantage à leurs aînés la dictature d'autrefois.

Anna et Pedro parlent abondamment. Parfois ils se touchent, du bout des doigts. Leur plaisir d'être ensemble se manifeste dans l'échange de leurs mots, légers, qui rebondissent, heureux, l'un contre l'autre. Un serveur s'approche de leur table. Il est mignon, la mèche de côté et le bas du crâne rasé. Il pose crânement comme un hipster.

Après avoir passé commande, ils rient, c'est vrai, ils n'ont pas mangé depuis hier. Il faut compter, il leur reste peu de monnaie et tous les bureaux de change sont aujourd'hui fermés. Tu as combien encore, toi ? 200 et toi ? 150 pesos, ça devrait aller. Oui, et il devrait nous rester assez pour après. Oui.

Et puis, ils se taisent, plongent de nouveau l'un dans l'autre. Pedro remarque une veine mauve qui tremble sous l'œil droit d'Anna. Elle a dissimulé l'ombre de ses cernes par de la crème teintée. Elle ne s'est pas davantage maquillée, une touche de mascara, c'est tout. Les paupières n'en supportaient pas davantage. Visage froissé et fatigue voluptueuse.

Il parle de son frère aîné, sous les feux de l'opprobre familial. Il rentre aujourd'hui d'Espagne avec son épouse et son jeune fils d'un an. Sa mère veut le tuer. En tout cas il est désormais interdit de territoire chez elle, a-t-elle proclamé. Alors qu'ils étaient à Bilbao, sa femme a découvert un de ses " tchats " avec sa maîtresse où il lui avouait, entre autres, qu'il l'aimait avant de passer à des élucubrations sexuelles. Puis elle a fait une capture d'écran et elle l'a diffusée à l'ensemble de la newsletter du clan, plus de cent personnes au total. Chacun de ses parents a six frères et sœurs, ajoute les cousins et le compte y est. Anna rit : oh la salope ! Mais elle comprend, la souffrance rend parfois fou, non ? Cela lui rappelle une chanson que lui chantait son père, petite. Elle murmure doucement : " I hurt myself today, to see if I still feel, I focus on the pain, The only thing that's real. "

Ca n'a rien à voir mais il aime son mince fluet de voix, encore embrouillée par les veloutes de fumées de la veille. Tandis qu'il lui parle, il échange des textos avec sa sœur pour connaître les détails de la tromperie. Elle lui promet de l'appeler le soir même pour le tenir informé.

Il est presque cinq heures. Une délicieuse odeur de gâteau au chocolat se répand dans la pièce et réveille leur appétit. Un couple dans la trentaine s'installe à leur côté. Ils sont tous deux très élégants. On leur apporte une chaise spéciale pour leur enfant en bas âge. Leurs voisines proches, trois Américaines studieuses, admirent les fossettes du marmot et détournent un instant leur regard de leur écran illuminé d'une pomme à moitié croquée.

Tu as déjà trompé, toi ? Oh oui, je m'en suis mordu les doigts après. Anna sourit. C'était bête, mais je n'avais pas trouvé d'autres solutions. A long terme, il ne voulait pas de famille, moi si. Elle ne cherche pas à s'expliquer, elle donne les faits. Son corps d'ailleurs n'avait pas aimé. Chaque fois qu'elle avait couché avec l'autre à l'époque, elle était tombée malade. Elle soupire, parfois on ne sait pas très bien se séparer.

Et toi ? Non, j'essaie toujours de garder de bonnes relations avec mes ex. Pedro s'aperçoit, trop tard, de sa maladresse. Il s'en excuse : " I'm sorry, I was rude, I didn't want to. " Il remarque que ses épaules se voûtent quand une vague de tristesse la traverse. Il cherche à la divertir. Tu sais que Gael Garcia Bernal vient souvent ici avec son fils et sa fille ? Qui ? Elle ne comprend pas immédiatement le nom à cause de son accent. Et puis, elle voit le sexy acteur aux yeux verts dont il lui parle. Ah, il est déjà père, c'est dommage... T'inquiète, de toute façon, il est tout petit. Il t'arriverait à peine à l'épaule. Elle pouffe de rire. Il trouve ça très français.

Le bébé s'agite sur sa chaise haute. Les Américaines ne lui prêtent plus aucune attention, abandonnant ses parents à leur solitude d'éducateurs. Ces deux-là étudient la carte, fatigués d'avance de tant de responsabilités. Elle a de longs cheveux soyeux, parfaitement lissés comme les femmes d'ici. Elle les balaie d'un geste rapide. Il a la chemise ouverte, le teint pâle et les cernes auréolés de bleu.

Si seulement le serveur pouvait lui apporter son café con leche ! C'est long. Il lève le bras, appelle le garçon. Le gracieux se dandine entre les tables. Pas de velours et déhanché appuyé. Oui ? C'est possible d'avoir nos boissons en attendant ? Mais, bien sûr. Il suffit de le demander.

La faim se fait plus mordante. Son téléphone vibre sur la table. Il l'avait sorti pour prendre une photo du menu et la partager sur le web. Il s'excuse, c'est son frère, l'adultérin, oui... Cinq minutes. Pedro décroche, devient autre, parle espagnol. Anna saisit deux, trois mots au vol. Elle entend d'autres intonations. Elle aime quand il arrondit la bouche. Ses lèvres moelleuses, presque pâteuses. Ses baisers tendres et maladroits. Sa langue râpeuse contre la sienne. Sa main qui descend jusqu'à sa culotte pour y découvrir, surprise, l'accueil moite. Il a déjà une tendance à s'empâter. Son torse est imberbe, un peu dodu. Il l'écrasait presque et c'était bon.

La conversation cesse, il revient à elle, il soupire et lève aux cieux des yeux ronds de cuir. Alors ? Rien, il est amoureux. Il veut tout quitter pour s'installer avec cette fille, une collègue de travail. Il hausse les épaules, le visage boudeur. Elle reste suspendue à ses lèvres lippues, charnelles, presque féminines. Ca la tiraille encore entre les cuisses. La chanson se poursuit dans sa tête : " I will let you down, I will make you hurt..."


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