En mémoire d’ Adrien Pasquali
C'est un petit livre dense et déchirant que Le pain de silence d'Adrien Pasquali, où s'exprime la souffrance si difficilement dicible de la non-communication. La situation est à la fois banale au possible et terrifiante. Trois êtres vivent ensemble que tout réunit quotidiennement, et qui ne trouvent rien à se dire. Le père, Italien de souche, est ouvrier dans les chantiers de montagne. Rentrant le soir, il ne paraît capable que de marmonner deux ou trois phrases répétitives, entre son arrivée au pas lourd et la cigarette de fin de repas. La mère, maladive, se recroqueville pour sa part dans son intérieur où elle «fait» la poussière en robe de chambre avant de retourner au lit, non sans donner rageusement la chasse aux mégots de son conjoint. Par rapport au monde extérieur, tous deux se font petits en sorte d'échapper au «harcèlement vipérin» de voisins prompts à leur rappeler qu'«on n'est pas à Naples, ici», surenchérissant alors dans le genre suissaud en s'effrorçant de «parler plus doucement».
Or c'est dans cet univers confiné, voire irrespirable, du «chacun pour tous, tous pour personne» que doit vivre l'enfant jamais bordé, jamais caressé ni même regardé et qu'un bloc de silence oppressant sépare de ses parents. «Jamais personne ne s'est penché sur mon lit», remarque le garçon qui fait plutôt office de garde-malade aux petits soins de sa mère dolente, incapable de s'extérioriser et s'interdisant toute forme de jeu. Est-ce vraiment sa mère qui, un jour, lui a dit cette terrible petite phrase, «sans doute n'as-tu jamais été un enfant», ou bien sa propre douleur a-t-elle cristallisé ces mots qu'il retrouve dans les yeux tristes de celle qui l'a mis au monde ? Peu importe à vrai dire, car tout ce passe ici dans une sorte d'infra-langage où les mots ont d'ailleurs peu de rapports vivants avec les choses.
Rarement on aura donné, au silence de la non-communcation, une présence aussi palpable, aussi matérielle, aussi tangiblement physique que dans ce livre qui tend essentiellement à la transmutation, physique elle aussi (montée des corps paralysés), mais à la fois affective et spritituelle du non-dit en parole ouverte. Avec une sorte de rage obsessionnelle, travaillant en vrille comme le forage discursif d'un Thomas Bernhard, l'écriture d'Adrien Pasquali paraît ici du dernier recours, qui ressasse et rassaisit les éléments de la relation manquée en quête d'un pardon mutuel ou d'une guérison. D'abord un peu rebutante, même astringente dans ses tâtons phénoménologiques, la litaniqe de Pasquali (qui ne compte qu'un point intermédiaire entre deux coulées de prose, comme si l'arrêt risquait de faire le jeu du silence ou de la mort) trouve bientôt son rythme naturel et sa nécessité vitale, haletante et de plus en plus maîtrisée du point de vue musical.
De la hargne première qui dit sa révolte contre un engluement rappelant celui du Roquentin de La Nausée, le narrateur en déficit de tendresse (qui affirme cependant manquer moins de l'amour qu'il n'a pas reçu que de celui qu'il n'a pas donné) tend à un retournement salvateur, traversant les mots et les choses, qui le fait rejoindre l'enfance de son père et les espérances déçues de sa mère, pour renaître symboliquement de la poussière des jours. La fin du livre d'Adrien Pasquali, orientée par cette fragile et pure lumière intérieure, rejoint alors le silence après l'avoir fertilisé, et nous atteint par delà les eaux sombres.
Adrien Pasquali, Le pain de silence. Zoé, 123pp.
Adrien Pasquali s'est donné la mort à Paris le 23 mars 1999, à l'âge de 40 ans