Du sens, aujourd’hui, de cette lecture. Réflexion au seuil du Purgatoire.
Quel sens cela a-t-il de lire, aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire.
On est descendu très bas, jusqu’au tréfonds de l’abjection humaine, et ce fut un sacré spectacle dont se repaît, aujourd’hui plus que jamais, toute une imagerie plus ou moins satanique peuplée de monstres et de zombies, secoué de bruit et de fureur genre hard rock pour Hell’sAngels grimaçants et autres ados décérébrés. Mais qu’en sera-t-il de la suite du show ?
Victor Hugo traduisait un sentiment répandu en annonçant une baisse de tension :«Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poème devient heureux, il ennuie. C’est un peu l’histoire de tous les heureux. Mariez les heureux ou emparadisez les âmes, c’est bon ; mais cherchez le drame ailleurs que là ».
Hugo voit ça en dramaturge romantique, et c’est vrai qu’on en aura moins « plein la vue » sur les corniches ascendantes du Purgatoire que dans les bas étages du « théâtre total » de Lucifer, mais Hugo ne dit rien (ou n’entend rien ?) de la musique de Dante, qui sera l’élément dominant de cette remontée vers la lumière, en consonance avec toutes les formes d’art,et par la magie épurée de son stil nuovo.
La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux.
Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse.
Le Purgatoire que réinvente bonnement le poète, rompant avec les représentations méphitiques de l’époque, qui distinguaient mal ce lieu des contrées infernales, participe cependant d’un nouveau dogme catholique datant d’un concile de 1274. L’Eglise admet donc l’existence d’une zone-tampon entre l’Enfer et le Paradis,où les âmes pourront se purifier, mais Dante y ajoute une prodigieuse foison de détails « terrestre » où le récit se fera de plus en plus allègre alors que la substance de la langue du poète ne cessera de s’épurer.
George Duby a parlé de « dernière cathédrale » à propos de la Commedia, et de fait, les« ornements » découverts par les voyageurs le long des corniches du Purgatoire évoquent les fresques ou les bas-reliefs, les statues et autres figures sculptées des cathédrales romanes ou gothiques, alors même que le poème multiplie les allusions aux créateurs de toute espèce qui ont arpenté et embelli le champ de l’art. En outre, la composante du rêve sera très présente dans cette suite de chants où, par trois fois, le poète hantera l’univers des songes.
Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre),Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie.
Le sentiment lancinant de beaucoup de gens, par les temps qui courent, que« tout ça » ne peut pas continuer « comme ça », trouve ici non pas une consolation à bon marché mais la réitération d’un éternel besoin humain de réparation. Le dernier essai, monumental, du philosophe allemand Peter Sloterdijk s’intitule Tu dois changer ta vie, et l’essayiste radicale américaine Noémi Klein vient également de publier un pavé au titre significatif de Tout peut changer.
Or c’est avec de tels biscuits, entre beaucoup d’autres, que je reprends pour ma part le trek, immédiatement attiré par la lumière du vers que Borges estimait« le plus beau de tous », treizième du premier chant du Purgatoire : Dolce color d’oriental zaffiro…
Douce couleur du saphir oriental : un nouveau jour se lève, etc.
Dante. La Divine Comédie, Le Purgatoire. Editions bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. Préface lumineuse de la traductrice. GF Flammarion.
Peter Sloterdijk, Tu doischanger ta vie. Libella / Maren Sell, 2012. 653p.
Naomi Klein.Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Lux/Actes Sud, 632p.