On aurait pu en pleurer, ils avaient choisi d’en rire.
La situation économique s’était brutalement dégradée en quelques mois, comme l’avaient prédit les Cassandre qui ressassaient les mêmes théories apocalyptiques depuis plusieurs années. Attention à la dette qui explose, prenez garde aux taux d’intérêts qui pourraient remonter en flèche, faites gaffe au prix du pétrole, tous les jours nous entendions ces cris d’alarme lors de débats télévisés ou dans des entrefilets d’articles de la presse écrite ; à force nous n’y prêtions plus attention, à trop crier au loup… Surtout qu’il en était d’autres, tout aussi qualifiés à priori, pour dire l’exact contraire. Alors nous laissions dire, croisant les doigts dans notre poche pour que le pire nous oublie.
Et puis un jour, tout s’est effondré. L’économie nationale, comme un château de cartes, s’est affalée à un point que les plus pessimistes n’imaginaient même pas. Je passe sur les détails, si on peut dire, les banques fermées, les salaires et pensions plus versés, les émeutes dans les rues, les magasins dévalisés, les élites en fuite, la panoplie des horreurs classiques. Cela dura des mois et des mois, le pays était en état de guerre civile, sauf qu’il n’y avait pas deux camps l’un contre l’autre, mais que chacun défendait sa peau contre son voisin.
Des incendies de forêts les plus épouvantables renaissent toujours des arbres et une nature rendue plus forte. Ca prend du temps, mais ça repart. Et c’est ce qui est arrivé. On ne sait pas très bien comment, ni par qui en particulier, mais en divers endroits du territoire des groupes de gens se sont regroupés par affinité de pensée. Ils ont exhumé de leurs bibliothèques des ouvrages de penseurs libertaires, d’utopistes ou de doux rêveurs, pour reprendre les qualificatifs dont on les affublait jadis et lentement, en adaptant ces vieilles idées au goût du jour, une nouvelle économie s’est éveillée, bredouillante encore mais bien décidée à ignorer les lois du marché ; une économie plus participative, plus humaine, où chacun offrait selon ses moyens et recevait selon ses besoins.
Aujourd’hui, tout n’est pas encore tout rose, le chantier est immense, mais les gens ont compris la finalité et les enjeux du projet. Chacun a retroussé ses manches et s’active au bien général. Une troupe d’acteurs a même monté un spectacle pour se moquer de cette époque lointaine où le mercantilisme était notre seule raison d’être. Il paraît qu’on y rit beaucoup et que les spectateurs en ressortent, étonnés d’avoir pu vivre ainsi autrefois…
Photo : Robert Doisneau « Magasin d’alimentation » Paris, 1944