À propos des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, de Philippe Jaccottet dans Une transaction secrète et d'Annie Dillard en son inépuisable Au présent. Autre révélation du recueil Halte sur le parcours, rassemblant les poèmes de Samuel Brussell, à découvrir absolument...
À La Désirade, ce dimanche 2 août. – En reprenant ce matin (il est 5 heures, ma bonne amie dort) la lecture des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, je tombe sur cette page du 11 mars 1916 dont je pourrais contresigner chaque mot, ou peu s’en faut, un siècle plus tard :
« La métaphysique vit non parce que les hommes « ont envie » mais parce que l’âme elle-même est métaphysique.
En vérité elle ne tarira pas.
C’est la faim de l’âme. Si l’homme savait tout « jusqu’au bout », il s’approcherait du mur (de sa compétence) et dirait :« Là il y a quelque chose » (derrière le mur).
Si devant lui tout s’éclairait, il s’assiérait et dirait : « je vais attendre ».
L’homme est infini. Son essence même est l’infinitude. Et la métaphysique sert à exprimer cette infinitude.
« Tout est clair ». Il va dire alors : « Eh bien, je veux de l’obscur »
Au contraire tout est sombre. Il va hurler : « J’ai soif de lumière. »
L’homme a soif « d’autre chose ». Inconsciemment. Et c’est de là qu’est née la métaphysique.
« Je veux jeter un coup d’oeil de l’autre côté. »
« Je veux aller jusqu’au bout. »
« Je mourrai. Mais je veux savoir ce qu’il y aura après la mort. »
« Interdit de savoir ? Alors je vais m’efforcer de voir en rêve, d’imaginer, de deviner, d’écrire là-dessus un poème. »
Oui. Des vers. Eux aussi sont métaphysiques. Les vers, le don de la poésie, ont la même origine que la métaphysique.
L’homme parle. Il semblerait que c’est assez. « Dis tout ce que tu as à dire . »
Soudain il se met à chanter. C’est la métaphysique, l’esprit métaphysique. »
Je lisais l’autre jour Une transaction secrète de Philippe Jaccottet, rassemblant les écrits de celui-ci sur les poètes, et là aussi j’ai été saisi par la poésie profonde, vivante, précise, minutieuse, aimante, de ces multiples approches, plus pénétrantes les unes que les autres, qu’il s’agisse des formes sublimées de Maurice Scève ou de la seconde naissance vécue par Hölderlin, de sa rencontre d’Ungaretti ou du retour à la lumière de Rilke, entre tant d’autres modulations de l’expérience poétique ou « métaphysique », jusque chez de supposés matérialistes purs à la Francis Ponge.
Annie Dillard, comme Simone Weil, est une grande voyageuse à tous les sens du terme, mais qu’elle parle sciences naturelles ou tradition hassidique, formation des déserts ou scandale des malformations de naissance, par exemple chez les nains à tête d’oiseau, toujours elle retrouve cette intonation que Rozanov dit métaphysique, où la tendresse le dispute au refus de s’abaisser ou de résoudre les contradictions par la prétendue Raison.
La platitude de la critique universitaire actuelle, ou l’insane piapia à quoi se réduit de plus en plus le zapping culturel des médias, se reconnaissent à cela : plus trace de poésie, plus d’attention réelle, plus de chaleur, plus d’abandon généreux, plus rien que de l’habileté mécanique et répétitive, plus rien que de l’idéologie maquillée en prétendue science, plus rien que des mots d’ordre de pions policiers ou des formules publicitaires à la retape du tout est fun…
Une page de Philippe Jaccottet, une page d’Annie Dillard, une page de Vassily Rozanov et tout devient plus clair - sans renier l’obscur, tout devient plus réel et lumineux.
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Et ce soir, descendant en voiture sur Les Avants, avec les chiens, direction le Sapin Président se dressant sur l’autre versant du val suspendu, j’entends, à la radio romande, le correspondant à Jérusalem Charles Enderlin, au seuil de la retraite, parler du présent et de l’avenir probable d’Israël, avec une lucidité pessimiste qui semble exclure l’espérance de deux Etats et présager la probabilité d’un seul pays dans lequel les Palestiniens seront de plus en plus nombreux et voteront tandis que les jeunes Israéliens feront de moins en moins d’armée sous des prétextes de plus en plus religieux, avec une bombe atomique à la cave et la bénédiction des States à la rabbinocratie – enfin cela c’est moi qui l’ajoute...
Mais j’en reviens à la poésie, à savoir la vraie réalité. Non la poësie éthérée plus ou moins spiritualisante qui a, leplus souvent, détourné la littérature romande de la réalité réelle, mais à la musique pensante qui traduitle plus-que-réel de notre présence au monde.
« Comme la mouche sous le verre, le souvenir
est prisonnier, l’instant est retenu dans sa
valve, immobile. Une rencontre. La neige
amassée en lourdes plaques sur les briques.
La flèche de l’île perce les eaux du fleuve.
J’en ignorais le lieu, vaste cité, l’époque,
la marque d’une décennie. Baie éclatée,
intérieur contenu d’une salle de café.
Dialogue sur le fil d’une langue commune.
Villes et fleuves lointains s’ntrelacent. Sonœuvre
appartient à l’écriture cyrillique,
sa foi a revêtu les soies des Evangiles.
D’exil, sa mémoire amplifie les espaces
vécus, sa propre voix s’insuffle un sonnouveau,
elle se libère de son parcours, champs demiroirs,
fouettée, recréée de son propre sujet. »
La découverte d’un poète, chez l’éditeur du Feu noir de Rozanov (SamuelBrussell est le fondateur des éditions Anatolia), et proche qui plus est de Brodsky que je lisais en novembre dernier sur les Zattere de Venise, et d’Adam Zagajewski, qui écrit de la poésie comme je l’aimerais et pas autrement – tout cela devrait non seulement m’enchanter mais me surprendre, et puis non, et puis oui puisque tout me surprend et m’enchante dans la présence irradiée de ce dimanche.
Vassily Rozanov. Dernières feuilles. Editions des Syrtes, préface de Jacques Michaut- Paterno.
Philippe Jaccottet. Une transaction secrète, Lectures de poésie. Gallimard.
Annie Dillard. Au présent. Christian Bourgois.
Samuel Brussell. Halte sur le parcours. La Baconnière, août 2015.