Jean Dubuffet : « L’homme de culture est aussi éloigné de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action ».
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J’étais un peu triste, l’autre soir à Amsterdam, triste et furieux contre moi-même après avoir constaté que j’avais oublié, sur un banc de la Verhulststraat, ma tablette magique iPad Mac leNomade.
Ensuite, n’y croyant guère, je m’étais pointé le lendemain et le surlendemain au Bureau des Objets Perdus, où la même dame accorte m’avait présenté deux tablettes paumées par telle ou tel autre écervelé ; et lorsque je regagnai La Désirade j’avais plus ou moins fait mon deuil du Nomade quand un téléphone d’Amsterdam, trois jours plus tard, m’apprit, par la voix d’une certaine Aimée, diplômée à New York en technologie de la mode et coach spirituel à l’international, férue de yoga et de développement personnel, qu’elle avait retrouvé et pris soin de ma tablette dont j’avais, entretemps, fait mettre toutes les données à la corbeille...
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Puis je lis ceci encore, sous la plume de Garcin, rapport au rêve: « Plongeant chaque nuit dans cette eau noire du sommeil, j’y pêche parfois sur le réveil, à l’approche de la surface, des images qui sont comme des souvenirs oubliés ».
Or les images que je pêche« sur le réveil », pour ma part, sont plutôt des souvenirs à venir, ou des messages d’une mémoire dont je n’ai aucune conscience claire et qui est, comme celle de Proust, ni du passé ni du présent mais d’un temps hors du temps que les mots font émerger, et là Garcin cite Pascal Quignard pour faire le joint : « L’écriture est au langage ce que le rêve est à la vie.
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C’est là le règne de la pseudo-objectivité pseudo-scientifique, sur fond d’intense grenouillage provincial, où ces messieurs–dames distribuent leurs bons points en prétendus spécialistes autorisés. Le ton général est docte et morne, c’est le règne des cuistres de facs fondus en sociologisme littéraire et des patronnesses commises à la surveillance du littérairement correct. Tout ce qui dépasse les cadres de ce formatage académico-mondain est scrupuleusement ramené à la norme admissible.
Assez significativement en outre, les prétendus spécialistes se raccrochent, en ce qui concerne la littérature la plus vivante de ces dernières années, aux références précuites dont Wikipedia sert désormais les raccourcis à foison.
Bref, il y a là, comme en creux, et à reconstituer dans un roman satirique, le portrait de groupe d’une poignée de caciques des pouvoirs universitaire ou médiatique assez significatifs d’une mentalité culturelle suissaude à la fois sourcilleuse et confite de pleutrerie.
Mais que peut-on demander de plus à des pharmaciens, selon l’excellente typologie de Ludwig Hohl, que de rédiger de petits formulaires et de classer de petits flacons sur de petits rayons bien protégés de toute poussière ?
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John Cheever est un grand écrivain, le meilleur nouvelliste américain du second demi-siècle, dont l’extrême porosité sensible et l’intelligence des comportements humains,en interaction avec l’évolution de la société, fondent l’observation tous azimuts et, aussi, la narration aussi férocement précise qu’ombrée de folie sur fond de tendresse. J’ai découvert John Cheever bien tardivement, et j’en aurai bientôt tout lu après avoir lu toutes les nouvelles d’Alice Munro, autre observatrice pénétrante de l’humaine engeance.
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En tout cas, dès les 33 premières pages du livre, on est pris en crescendo malgré le cadre un peu sage du présent de l’indicatif et le côté très factuel de la narration ; mais dès le récit du garçon réduit à l’état de chien terrorisé-fasciné par celui qui l’a kidnappé, quelque chose se passe et le roman devient prenant – mais à plus tard le « bilan ».
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Ce qu’attendant je lis, aussi, L’autre Simenon de mon compère Patrick Roegiers, grand tempérament d’écrivain lui aussi , et par « le fond » et par « la forme ».
Celle-ci bouillonne dès les premières pages de cette évocation de la Belgique fasciste des annés 40, à commencer par un flamboyant portrait de Léon Degrelle, tribun rexiste préparant le terrain de la collaboration, avant l’invasion allemande, en cristallisant tous les mécontentements du populo wallon d’avant guerre et dont un discours de vélodrome séduit tout à coup le frère cadet de Georges Simenon.
Mais là encore, j’attends d’avoir achevé la lecture de ce nouveau roman de Roegiers, à paraître chez Grasset, avant de nouer la gerbe de mes notes.
J’écris « l’ami Patrick » en dépit de l’aspect sporadique de nos échanges, cependant poursuivis depuis notre première rencontre, au salon du livre de Balma, il y a bien quelques années de ça. C’est là aussi que j’avais rencontré Lambert Schlechter, dont plusieurs des livres m’ont enchanté depuis lors et que je retrouve sur Facebook, et là encore que j’ai fait la connaissance de François Emmanuel, autre compatriote de Simenon dont j’ai tant aimé les derniers romans.
Or un soir, à Balma - et Daniel de Roulet présent lui aussi m’en serait témoin -, Patrick Roegiers, à une table ronde dont l’animateur avait très mal préparé ses présentations, nous surprit tous en prenant soudain l’initiative de se présenter lui-même en les termes les plus objectivement élogieux et les plus subjectivement admiratifs ! Faconde d’Eulenspiegel ! Bluff charmant que devraient imiter aujourd’hui les artistes et les écrivains dont on aimerait que la modestie les étouffât !
Mais assez parlé de lecture et assez déliré, car il faut bien écrire un peu, tout demême, et même beaucoup.
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Je reviens donc, ce matin, à mon roman en chantier intitulé La vie des gens, dont je finis de recopier à la main (écriture verte sur cahier ligné de la série Paperblanks) le cinquième chapitre, intituléL’Ami secret par référence à Ruysbroeck l’Admirable : « Ah ! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait des ascensiosn vives, amoureuses et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas ».
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Dans ses Vétilles, Chistian Garcin cite Cingria s’exprimant à propos du genre romanesque :« Je hais le roman qui n’a plus aucun rôle puisque les dames sont en short et qu’il n’y a plus de société ».
Léautaud ne comprenait rien à Proust, Nabokov dit sur Faulkner des idioties professorales, et l’on n’imagine pas Cingria, merveilleux lecteur de Chesterton, apprécier Simenon ou Houellebecq.
À la ménagerie des lettres, on ne demandera pas au casoar de « comprendre » la hyène ni à celle-ci de frayer tranquillement avec la palombe.
On peut concevoir, ainsi, que les doctes pédants rédacteurs de l’Histoire de la littérature en Suisse romande réduisent le roman à succès de Joël Dicker à un roman « sur » la fabrication d’un best-seller, bel exemple de blanchiment d’une polyphonie romanesque aux composantes riches du double point de vue des signifiés et de l’epos narratif.
Mais les pharmaciens n’ont pas besoin de lire un livre pour en juger vu qu’ils ont la morgue assurée du dromadaire drogué au valium et la myopie de la taupe bromurisée.
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En ce qui concerne mes écrits, les auteurs de l’ Histoire de la littérature en Suisse romande, avec le dédain digne de dignes dindons, les réduisent, au plus, au rang d’éléments anecdotiques d’un journal à digressions autobiographiques, sans un mot sérieux sur le contenu des 2000 pages publiées de mes Lectures du monde, une ligne sur les 400 pages du Viol de l’ange loué par Michel Butor et Yves Velan, la moindre citation de mes nouvelles et autres proses poétiques de Par les temps qui courent, Le sablier des étoiles et Le maître des couleurs, entre quinze autres livres – mais de quoi je me mêle alors qu’on a tant à faire à blanchir le texte et le sous-texte !
Dois-je d’ailleurs me plaindre d’être systématiquement boycotté, depuis quinze ans, par la patronnesse du Temps, véritable instance policière du littérairement correct, qui juge en pionne et sans aucune passion ?
Je devrais plutôt remercier ces deux-là de me fournir les éléments de deux personnages significatifs du milieu littéraire, à étoffer naturellement, dans mon roman, tant ils sont l’un et l’autre inconsistants,et que j’appellerai donc La Pétufle et le Héron coincé, ou La Berlue et le Manchon mité.
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Quant au roman, tout au moins comme je le vois actuellement - et que les femmes soient en shorts ou en strings stricts -, il me semble une cristallisation de la pensée qui suppose un engagement plus conséquent et plus intense que le simple exercice de la notation quotidienne.
Celle-ci va pour ainsi dire de soi, sans effort de transposition, que ce soit dans le flux de la correspondance ou du journal (intime ou extime), alors que la fiction seule aménage un espace qu’on peut dire romanesque.
L’espace romanesque ne se borne pas à une convention de genre : c’est un lieu particulier, qui instaure une relation particulière entre l’auteur et le lecteur, à équidistance de l’un et de l’autre.
À cet égard, les « romans » d’un Philippe Sollers, dont l’espace est plus celui du récit d’autofiction ou de la chronique, comme il en va des« romans » de Céline », que du roman à proprement parler, se caractérisent en cela qu’ils ne laissent aucune autonomie à leurs personnages et que l’auteur ne cesse d’imposer saprésence au lecteur, sans truchements.
Rien de cela chez un Balzac ou un Simenon, purs romanciers s’il en est, mais il me semble que Proust représente un cas à part, dont la Recherche ouvre bel et bien un immense espace romanesque peuplé de personnages sculptés en ronde-bosse, comme il en va de ceux de Robert Musil ou de Thomas Mann.
Cela noté sans esprit dogmatique aucun, pour mieux distinguer deux types de démarches non exclusives mais dont je perçois d’autant mieux, personnellement, ce qui les distingue, que je les ai pratiquées avec un égal bonheur, tout en trouvant dans la fiction une plus grande liberté que dans mes notes journalières.
Sur quoi je retourne aux fleurs, selon la formule de Michaux : « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller butiner »…
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Ce qu’il y a de très intéressant, dans le roman d’Antoine Jaquier, est sa façon de montrer comment, dans la société actuelle, la violence engendre la violence, chose évidemment connue depuis longtemps et, plus original, comment le délitement des moeurs fait de tout un chacun un monstre possible.
À partir d’un thème central généralement traité dans un climat de pathos ou, à l’opposé, sur le ton de la froide objectivité psycho-sociologique, Avec les chiens tire une somme d’observations à la fois inattendues et révélatrices, notamment sur le rôle des femmes plus ou moins délaissées et délaissant leurs enfants dans la foulée…
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Un reportage éberluant, sur ARTE, documente la vie quotidienne de « la plus grande famille du monde », quelque part au nord de l’Inde, fondée et chaperonnée par un patriarche hilare de 70 ans, entouré de quelque 39 épouses, 90 enfants et 33 petits-enfants, et dirigeant parallèlement une secte inspirée par la Bible mais ne reconnaissant pas la divinité du Christ (ce qui n’enchante pas le pasteur du coin), qui n’est pas sans rappeler les mormons de Salt LakeCity que la brave Lina Bögli, à la fin de ses pérégrinations autour du monde, espérait convaincre de renoncer à la polygamie avant de découvrir que ce mode de vie n’était pas, en somme, pire que celui de maintes familles ordinaires.
Pour ma part, je suis toujours et encore émerveillé par la diversité des inventions humaines et me garderai bien de juger cette famille-là au sein de laquelle, au demeurant, je ne tiendrais pas une heure…
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Ma première esquisse de La vie des gens date de décembre 2013, sous la forme d’une nouvelle découlant de la lecture intégrale des short stories d’AliceMunro et prolongeant mes récits du Sablier des étoiles et du Maître des couleurs.
Le premier personnage qui m’a intéressé, que j’avais prénommé Edgar, évoqué par une certaine Olga – sa première maîtresse devenue son agent littéraire à l’international quand il a accédé au statut de tête de gondole -, était un écrivain devenu célèbre après la publication d’un opuscule minimaliste genre Delerm, incarnant par ailleurs un despote littéraire comme j’en ai observé quelques-uns (Philippe Delerm n’est est sûrement pas un…), vouant un culte sans partage à leur œuvre et à leur personne.
Cela a donné une vingtaine de pages assez sarcastiques, mais ensuite le prénom de Nemrod m’est apparu, avec l’idée de faire de celui-ci le personnage central,mais jamais présent, d’un roman choral aux multiples regards croisés surl’énergumène ; puis le personnage de Jonas, fils de Nemrod, s’est imposé en contrepoint.
La première nouvelle, devenue chapitre d’un roman, a donc été repoussée en deuxième position, tandis que Jonas, la quarantaine passée et séjournant à NewYork chez une vieille aveugle du nom de Lady Light, ancien médecin colonial et romancière sous pseudonyme, devenait un personnage aussi important, sinon plus, dans le roman, que Nemrod. Sur cette première lancée, le roman s’est constitué en arborescence par l’intégration de multiples personnages tirés de ma mémoire affective personnelle ou de mes lectures, sur deux lignes thématiques majeures à savoir : que la vie a-t-elle fait de nous à travers les années, et comment défendons-nous notre immunité personnelle.
Un jour, le romancier genevois Jean-Claude Fontanet me disait que ses personnages étaient des sentiments ou des idées qui demandaient à s’incarner, et c’est ça aussi que j’essaie de cristalliser par le truchement d’une vingtaine de personnages, où les femmes et les enfants comptent pour beaucoup : autant de sentiments-idées de la vie mis enrelation par le cœur, le corps et l’esprit.
Aussi, La vie des gens est une espèce de lanterne magique à la gloire de la fiction, dont le Romancier, démiurge de la narration que j’introduis comme un personnage et qui ne se confond pas tout à fait avec l’auteur, fait son job en connivence avec les personnages en train de vivre le roman comme un jeu derôles.
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L’élément comique de La vie des gens procède du regard croisé, porté sur un littérateur convaincu d’être le centre du monde – comme pas mal de littérateurs à vrai dire -, par de femmes et des enfants, ou de vieux sages alliés de près ou de loin au parti des femmes et des enfants.
Mon intention n’est pas de porter aucun jugement moral ou psychologique sur Nemrod, qui n’est pas pire ni meilleur que le fameux Eloi de Jules Renard, parangon du littérateur, mais de sourire de ses ridicules sans le réduire à ceux-ci.
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Or j’ai toujours été touché, pour ma part, d’apprendre que tel homme illustre ou tel grand écrivain, un Napoléon ou un Victor Hugo, un Proust ou un Faulkner accusaient telle ou telle faiblesse qui, loin de m’inciter à les rejeter, me faisait trouver encore plus admirable leur action ou leur œuvre.
Charles-Albert Cingria buvait excessivement, Montherlant courait après les très jeunes garçons, Simenon sautait trois femmes par jour, et Patricia Highsmith ne le lui cédait en rien avec ses tribades, et alors ? Alors ces braves gens ont d’autant plus de mérite d’avoir fait mieux que de se cuiter ou de se livrer à la copulation basse, pour notre chaste ravissement.
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N’ayant jamais cherché aucune forme de reconnaissance sociale, je n’ai pas à me lamenter du fait que les « instances de consécration » locales tardent à reconnaître mon travail - et voilà tout, me dis-je ce matin, non sans me rappeler que tous, tant que nous sommes, nous avons besoin de reconnaissance, etc.
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Ce qui m’intéresse, dans le développement d’un roman, c’est son aspect souvent inattendu, relevant parfois des« messages » du subconscient ou d’on ne sait quoi d’autre, fantasmes ou liaisons révélatrices, délires moins absurdes qu’on aurait pu le croire.
Dans La Vie des gens, j’aspire à une liberté de narration totale, qui n’exclut ni la vraisemblance psychologique ou sociale, ni la fantaisie, ni non plus la mise à distance humoristique, plus affectueuse cependant que méchante.
Je distinguerai donc la bonne vacherie du vilain esprit de dénigrement ricaneur frotté de mesquinerie envieuse ou d’aigreur.
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Je découvre, dans la préface de Maurice Pons aux Voyages de Gulliver, que Swift est le premier auteur moderne à pratiquer ce qu’on pourrait dire la satire panique, consistant à pousser l’atrocité jusqu’à l’absurde.
Ainsi, dans sa Modeste proposition pour empêcher que les enfants d’Irlande ne soient une charge à leurs parents et à leurs pays, suggère-t-til rien de moins, avec toute l’apparence du sérieux, que de les livrer à la consommation comme viande de boucherie. Et le préfacier de conclure : « Swift vient d’inventer un nouveau genre littéraire , la polémique par l’absurde et par l’atroce, mêlant, sous les apparences du plus profond sérieux, l’humour macabre et la souriante férocité ».
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Le Petit Bout de Femme de Kafka est un personnage important, très intéressant repoussoir comique en son hostilité à toute forme d’originalité et de créativité quelconque. C’est la surveillante par excellence. Pierre Gripari y voyait une incarnation du Dieu vétilleux de l’AncienTestament, mais j’y discerne aussi, dans une plus immédiate proximité, la projection du démon mesquin - petit fonctionnaire ou retraité maniaque -, de la pionne revêche, du pharmacien hygiéniste de Ludwig Hohl ou de la cheffe de projet de l’Entreprise Helvétique.
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Il y a, dans l’élément reptilien de notre complexion psychique, un trait démoniaque qu’il vaut la peine d’observer et de décrire tranquillement.
L’obsession sexuelle en est un aspect, mais sûrement le plus superficiel dans ses états actuels qui font de l’extase érotique un simulacre à grimaces et, significativement, l’objet d’une exploitation commerciale voire industrielle éhontée. Or il ne s’agit pas d’avoir honte : il faut regarder la réalité en face.
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Or, en ce qui me concerne, je serai plus à l’écoute de ce frère qui m’a dit à sa façon ce que, demain, le médecin me dira à la sienne.Opération ou pas ?
Pas de quoi s’affoler, mais notre frère l’âne a droit à nos égards, et j’entends bien faire plus attention à lui ces prochains temps.
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Et si Dieu, non pas le Dieu Tout-Puissant chef des tribus et des armées, mais Dieu le fragile et le miséricordieux qui nous connaît mieux que nous nous connaissons, était la part la plus humaine de l’inhumaine création ?
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Ce soir à la télé, que je regarde de plus en plus rarement, l’émission Temps présent consacre un reportage, hélas bien superficiel, à la question des relations de voisinage empoisonnées, relançant indéfiniment la brouille des deux Ivan de Gogol.
Monsieur Untel se dit incapable de trouver le sommeil parce que la voisine du dessus déplace un canapé. La quasi totalité des habitants d’un immeuble en co-propriété dénoncent unanimement les menées d’une nouvelle arrivée particulièrement irascible qui monopolise l’usage de la chambre à lessive. Un couple de retraités prend en grippe ses voisins pour une question de parking et de poulailler illégal. Une femme seule se dit harcelée par un voisin qui ne supporte pas qu’elle laisse sa fenêtre ouverte. Tout cela ponctué de plaintes en justice et de procédures parfois onéreuses, sur fond de ressentiment exacerbé.
Nous avons vécu cela en ville, avec un voisin taré dont la pompe de l’immense aquarium, le plus souvent en son absence, se mettait à siffler au point de réveiller les locataires de tous les étages.
Et puis quoi ? Et puis rien. J’ai menacé un jour le paltoquet de lui casser la figure, mais rien n’y a fait. Ma nièce et son compagnon, qui ont repris l’appartement, ont hérité du con, mais cela mérite-t-il une émission qui ne va plus loin que de constater que les cons le sont et le restent ?
On a parfois (moi compris) taxé Jaccottet d’évanescence, mais ces textes sont d’une netteté et d’une fermeté, d’une lucidité et d’un art de la nuance qui nous font mieux percevoir, des années après leur publication en revues ou dans les journaux, la dégringolade de la critique littéraire actuelle.
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Rozanov dans ses Feuilles tombées :« Nous n’aimons pas selon notre pensée, mais pensons selon ce que nous aimons. Même dans la pensée, le cœur vient en premier ».
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Ce samedi 1er août. – La Présidente de la Confédération, socialiste soft et propre sur elle, parlait hier soir à la télé romande, assise sur un banc surplombant la vieille ville de Berne, et peinant un peu à formuler des phrases dans son français chancelant ; mais aujourd’hui, les platitudes qu’elle a débitées la vieille à l’oral se tenaient un peu mieux dans son discours bien écrit mais non moins lisse, où les mots « politique » et« responsabilité » renvoyaient vaguement à une réalité suisse, européenne et même mondiale, sans que rien ne soit dit pour inquiéter ou déplaire - pas un mot sur l’asile dont elle a la charge, juste quelques allusions à ceux-là qui se servent des initiatives populaires à seule fin politicienne, suivez mon regard mais n’en disons pas plus…
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Quand je parle de « froid aux mots », je pense surtout à l’idéologie et à la langue de bois qu’elle produit, tant en matière de politique que dans le discours religieux.
En ce qui me concerne, je l’ai toujours perçue comme un langage « dur » plaqué sur une réalité « molle ».
Pour une assemblée générale extraordinaire des étudiants, en automne 1968, j’avais été chargé, par le comité de la Jeunesse progressiste, de composer un texte portant sur je ne sais plus trop quoi - probablement l’instrumentalisation du savoir par la classe dominante au profit du Grand Capital-, et je m’étais enferré dans une redoutable dissertation truffée de références à Althusser et Lukacs, avec des touches de Gramsci et de Marcuse, qui avait très mal passé dans le grand auditoire bondé tant la chose était abstruse et pontifiante – et je me souviens du sentiment de dédoublement qui m’avait fait me moquer de moi-même, comme cette autre fois, la même année, où un journaliste marxisant de la télé romande m’a interviewé sur la portée des idées de Marcuse sur « les masses ».
En revoyant la séquence dans les archives de la TSR, l’année dernière chez Pascal Rebetez, je me suis trouvé bien joli dans mon costume de velours côtelé tout neuf, et de m’entendre parler de« Marcuse et les masses » m’a cette fois attendri, alors que j’avais éprouvé, le soir de la diffusion de l’interview, cette même sensation très contrariante que « ce n’étai pas moi », confinant à l’humiliation voire au malaise existentiel…
Par la suite, le « froid » de la langue de bois idéologique, qu’il soit question de politique ou de religion,m’a toujours paru lié à une dureté d’âme et de cœur et à certain ricanement méchant que je crains plus que tout aujourd’hui…
La métaphysique est soif.
En vérité elle ne tarira pas.
C’est la faim de l’âme. Si l’homme savait tout « jusqu’au bout », il s’approcherait du mur (de sa compétence) et dirait : « Là il y a quelque chose » (derrière lemur).
Si devant lui tout s’éclairait, il s’assiérait et dirait : « je vais attendre ».
L’homme est infini. Son essence même est l’infinitude. Et la métaphysique sert à exprimer cette infinitude.
« Tout est clair ». Il va dire alors : « Eh bien, je veux de l’obscur »
Aucontraire tout est sombre. Il va hurler : « J’ai soif delumière. »
L’homme a soif « d’autre chose ». Inconsciemment. Et c’est de là qu’est née la métaphysique.
« Je veux jeter un coup d’opeil de l’autre côté. »
« Jeveux aller jusqu’au bout. »
« Je mourrai. Mais je veux savoir ce qu’il y aura après la mort. »
« Interdit de savoir ? Alors je vais m’efforcer de voir en rêve, d’imaginer, de deviner, d’écrire là-dessus un poème. »
Oui. Des vers. Eux aussi sont métaphysiques. Les vers, le don de la poésie, ont la même origine que la métaphysique.
L’homme parle. Il semblerait que c’est assez. « Dis toiut ce que tu as àdire . »
Soudain il se met à chanter. C’est la métaphysique, l’esprit métaphysique. »
Je me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans.« Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ, assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, cette page que je viens de lire est la réponse : à cause decette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cettemusique, en moi, de l’âme du monde.
Rozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages estincomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus poète que le penseur russe. Mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence, dont Teilhard voyait l’incandescence.
Je lisais l’autre jour Une transaction secrète de Philippe Jaccottet, rassemblant les écrits de celui-ci sur les poètes, et là aussi j’ai été saisi par la poésie profonde, vivante, précise,minutieuse, aimante, de ces multiples approches, plus pénétrantes les unes que les autres, qu’il s’agisse des formes sublimées de Maurice Scève ou de la seconde naissance vécue par Hölderlin, de sa rencontre d’Ungaretti ou du retour à la lumière de Rilke, entre tant d’autres modulations de l’expérience poétique « métaphysique », jusque chez de supposés matérialistes purs à la Francis Ponge.
Il n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, comme Dimitri s’y empêtrait, alors que Czapski y échappait.
La platitude de la critique universitaire actuelle, ou l’insane zapping à quoi se réduit de plus en plus le piapia culturel des médias, se reconnaissent à cela : plus trace de poésie, plus d’attention réelle, plus de chaleur, plus d’abandon généreux, plus rien que de l’habileté mécanique et répétitive, plus rien que de l’idéologie maquillée en prétendue science, plus rien que des mots d’ordre de pions policiers ou des formules publicitaires à la retape du tout est fun…
Une page de Philippe Jaccottet, une page d’Annie Dillard, une page de Vassily Rozanov et tout devient plus clair - sans renier l’obscur, tout devient plus réel et lumineux.
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Maisj’en reviens à la poésie, à savoir la vraie réalité. Non la poësie éthérée plusou moins spiritualisante qui a, le plus souvent, détourné la littérature romandede la réalité réelle, mais la musiquepensante qui traduit le plus-que réel de notre présence au monde.
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Enfin, de retour à La Désirade et retrouvant ma bonne amie et mes livres, j’ouvre le recueil de poèmes intitulé Halte sur leparcours, après avoir découvert en Samuel Brussell un poète qu’on peut dire aussi « métaphysique » dans ses épiphanies voyageuses, comme un Joseph Brodsky ou un Adam Zagajewski, dont je recopie ce morceau daté de mars1980, à New York, et intitulé À un poète de langue russe.
« Comme la mouche sous le verre, le souvenir
est prisonnier, l’instant est retenu dans sa
valve,immobile. Une rencontre. La neige
amassée en lourdes plaques sur les briques.
La flèche de l’île perce les eaux du fleuve.
J’en ignorais le lieu, vaste cité, l’époque,
la marque d’une décennie. Baie éclatée,
intérieur contenu d’une salle de café.
Dialogue sur le fil d’une langue commune.
Villes et fleuves lointains s’entrelacent. Son œuvre
appartient à l’écriture cyrillique,
sa foi a revêtu les soies des Evangiles.
D’exil, sa mémoire amplifie les espaces
vécus, sa propre voix s’insuffle un son nouveau,
elle se libère de son parcours, champs de miroirs,
fouettée, recréée de son propre sujet. »
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Paul Valéry : « Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».