e n'ai pas l'impression de vivre mais le pressentiment continu de me raconter une vie.
Il faut du temps pour donner de la valeur à une chose et plus encore dans l'effort de peindre ou d'écrire lorsqu'il s'agit de reconnaître qu'une phrase porte du sens ou qu'une toile suggère à elle seule la condensation d'un univers. Tout ce qui porte un sens me paraît en somme une intense condensation intérieure poussée à l'extrême et c'est son excès qui la grandit. En même temps, il y a ici l'acte le plus réducteur qui soit.
J'aime que mon esprit fonctionne aux dépens de mes mains. C'est ce que j'ai compris en inversant la sensation de mes mains travaillant à quelque chose de régulier, de sûr, de rassurant, ainsi je pourrais m'éloigner de mon corps sans m'en rendre compte et je m'en trouverais bien. Par instants, je retrouve la formulation d'une pensée dans le miroir de mes actes, à sa rencontre il m'est permis enfin de jubiler.
Tu ôtes les articles, le corps s'y confond. Peut-être est-ce le nôtre tout entier, hors du temps et de l'espace, qui a cette configuration sournoise comme un vieux rappel de la mer ? Je n'ai pas tant voyagé, je ne sais pas non plus ne pas poser mon sujet lorsque j'écris. Je devine ce qui s'absout dans cette perte, mais je suis inconsolée dès que j'en ébrèche un peu le souvenir qu'il m'en reste. Je ne sais trop que mes mains ne seront jamais assez à ta mesure et je perds mes moyens à te parler dès que tu as quitté les lieux tandis qu'il règne une sombre odeur. Tu es passé par les objets et je ne saurais plus les toucher sans t'y rejoindre. Il y a là comme une chambre d'amour dans l'absence quand la souveraineté du silence tait nos actes mal partagés. Je sais maintenant comment j'ai pu accepter que tu apportes en ce lieu la pureté, et je ne crains pas une certaine paralysie ou même une certaine impuissance de mes gestes au passage - on ne gagne pas ce pays sans y perdre.
feuille volante sans date (1980 ?)Je n'ai pas pu aller plus loin qu'une page d'écriture. C'est maigre. Ce que j'écris sans doute m'effraie par tant de difficulté. J'éprouve une sensation d'insatisfaction, de sclérose. Mon esprit se refuse à aller plus loin. Entre temps, je me suis faite belle dans l'espoir de rencontrer dans le miroir ce à quoi ma figure reste fidèle malgré moi. Mon visage reprend son étendue, son territoire de fatigue et d'espoir. Je le travaille au maquillage pour fuir la sinistre certitude de l'éphémère. Je cherche maintenant la paix en te retrouvant. Retrouver mon personnage en t'excluant de la page où je sais que fatalement nous ne nous croiserons pas. Je viens d'ailleurs d'interrompre ce que je viens de te dire pour te réaliser dans mon texte, car je m'aperçois qu'il en est la simple continuité. Je veux fuir, c'est alors que je me retrouve d'avantage. Je cherche à comprendre de quelle façon il est impossible de piéger la présence. Aurais-je la prétention d'être Dieu ? Je ne le pourrais pas, Dieu produit toutes les différences et je ne pourrais que retracer un profil de formes ressemblantes mais dont la forme n'est applicable que par perte de mémoire. Je construis l'après en oubliant simplement l'avant. La prétention est une facétie de masque. Et quand je regarde dehors le fossé demeure. Les mots ont dû être notre premier vol. Tu le savais et as voulu y croire à nouveau. Mais il y a bien là une vérité. Si je peux configurer un " après ", qui nous convie à nouveau à la stupeur, n'est-ce pas que j'aborde l'absence réelle ?
Je ne sais ce qui m'amène ici. Avec des mots on croit être un peu plus. On imagine que l'on sait des choses. C'est écrit et on ne sait rien de plus. Pourtant, il y a cette envie d'être du côté du vent... ce désir de faire partie de l'inconnu. Nous voulons faire amitié avec lui. Il nous dépasse et nous laisse dans nos mots, piégés. La mauvaise aventure. Le mensonge. Notre ignorance atteint un point culminant d'irréversibilité. Chercher ? Imaginons une volupté totale. Elle n'aurait pas la forme d'une histoire, elle ne serait ni plante, ni homme. Elle serait tout simplement volupté, une de ces dames qui vous font signe de la tête. Elle serait un véritable enchantement. Nous perdrions la parole sans la regretter. Et si jamais nous trouvions les moyens ou un moyen seulement de tout défaire, de tout réorganiser autrement, y aurait-il un nouvel espoir ?
À mon avis nous sommes ici pour aller, aller simplement. Et tant qu'à aller, cela peut se faire bien. Soyons sages enfin. Soyons quelques-uns d'heureux.
Vraisemblablement nous ne pouvons pas inventer d'autres choses que des babioles, des petites histoires. Et moi je dis qu'il y a des histoires qui vous changent à condition de vouloir les entendre. Le prix, c'est qu'il faut donner de soi. Le mieux pour cela est d'être celui qui fait l'histoire. Les histoires ne sont plus des problèmes pour ceux qui les inventent.
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NOTE D'AP. : ces feuilles éparses inédites nous ont été aimablement transmises par Jean-Louis Giovannoni pour la revue Terres de femmes.