SOUS LES SILENCES DE BLANCHE, UNE POÉSIE DE L'ESQUISSE ET DE L'EMPREINTE
" U n triomphe, une querelle d'ongles à la cloison des feuillées. Toucher absolu de la distance qui nous sépare désormais. "
Ainsi s'ouvrent, par ces deux phrases mystérieuses et quasi antithétiques, les Sorrowful Songs de Déborah Heissler. Deux phrases qui obsèdent par leur douceur et qui ne cèdent leur part d'étrangeté qu'à la lecture. Lecture lente grave triste mais paisible cependant, et recueillie, de ces admirables " petites proses ". La séparation est au cœur de ces pages. Séparation irrémédiable d'avec l'être aimé emporté un soir par la mort. Séparation - d'avec le monde des vivants - de ceux qui ont péri dans le monde obscur des camps de la mort. Pourtant, au cœur même de la tragédie humaine qui se devine dans l'estompe, la beauté demeure, insolente parfois dans son " triomphe ", " querelle d'ongles à la cloison des feuillées. " Mais le chant qui irrigue ce recueil est avant tout celui, doux et lent / fusionnel de l'amour.
" Ton visage
est celui que je cherche. "
ou encore :
" Bruissements du ciel comme une main. Blanche.
Je te visage. " ( in II, " Rien que le ciel ouvert ")
Ou encore, dans le final :
- " aimée Tu
qui me nocturnes. " ( in III, " Chambre où te perdre ")
Trois mouvements guident nos pas dans la valse triste des Sorrowful Songs. Trois chants de tristesse ponctués par quatre dessins de Peter Maslow. Trois compositions introduites par un poème-exergue de Thomas Johnson (" Soprano "), dont les vers annoncent les espaces mentaux du nouveau recueil de Déborah Heissler. La musique et ses octaves la fenêtre qui donne sur le jardin la branche d'un arbre la courbe bleue d'une veine qui s'incurve dans le cou (d'une femme ?). Un glissement feutré s'opère sur le seuil entre dedans et dehors, extérieur et intime. Tempo dominant et récurrent, la lenteur, qui engendre tristesse douceur et paix.
Le titre choisi par la poète - Sorrowful Songs - renvoie de manière explicite à la Symphonie des Chants plaintifs écrite par le compositeur polonais Henryk Górecki en 1976 - l'année même de la naissance de Déborah Heissler. Cette Symphonie n°3 (opus 36), composée de trois mouvements lents, est une œuvre dédiée à ceux qui ont péri dans les camps de la mort. Le registre de cette œuvre ne peut être que grave, et l'impression qui s'en dégage est celle d'une plainte monotone qui jamais ne cesse. D'une répétitive tristesse qui longuement s'étire. Les visages invisibles de la Shoah s'insinuent entre les lignes, se glissent sous le visage paisible de Blanche.
D'autres notes musicales affleurent entre les pages, références explicites à d'autres compositeurs et à d'autres créations musicales. Bach / Stravinsky. Exaudi orationem meam. La Symphonie des psaumes pour chœur et orchestre. Ici le psaume 38 de David. " Exauce ma prière ". Boulez et Char : Le Marteau sans maître. Et Claude Debussy. Le prélude pour piano Des pas sur la neige. Lente douceur effacement.
Le premier chant donne sur le jardin d'une belle endormie " Jardin - Elle Endormie ", dans la simplicité naturelle d'une énonciation : " Blanche est morte. Elle est morte hier soir. " De l'autre côté de la fenêtre commencent les journées sans elle, dans le bourdonnement vacant de " l'essaim des heures ". Elle morte, lui sur le seuil, se regarde vieillir ; vieillard épris de poésie, et l'emprise discrète de Philippe Jaccottet. Elle, de musique. Une vie s'efface un peu plus loin, derrière la fenêtre, rideau de pluie papiers épars sur le bureau, quelques notes encore présentes mais déjà éloignées, des traces à peine d'un passé encore vivant de ses étreintes, de ses ferveurs, qui lentement s'en va vers l'oubli.
"Passez. Oubliez tout.
Oubliez qu'elle était devenue arbre et qu'elle lui tendait les bras, ombre au soleil, chèvrefeuille noué au cœur, cathédrale à la chute du jour, gisant ", dit l'amant devenu vieillard.
Blanche ou l'oubli. Souvenir d'un titre qui s'immisce malgré moi, " là où la vérité doit être inverse " ; Blanche comme la neige qui s'annonce dans les jours à venir des Sorrowful Songs. Tout cela à pas feutrés. Les petites proses, comme des tableaux en demi-teintes. Pour dire la vie la mort, la traversée dans le silence, la modestie, le presque effacement. Avec des touches de bleu pour tenter de cerner la brûlure des " corps lyriques ".
" Trêve des corps précipités et bleus. Je ne sais ni quelle étreinte, ni même l'image, qui pourraient les prolonger. "
Tonalités tristes sans repos d'une tristesse sans retour. Ainsi le laissaient entendre les vers de Thomas Johnson :
" A garden
Where the terne, restless
On a plum branch
Prepares to migrate
Down the blue curve
Of that veine
Deep in your neck ".
Pourtant, par-delà la mort, le chant de la vie continue de s'immiscer dans la mémoire de celui qui accompagne, derrière la cloison, la présence-absence de l'autre. Tout ce qui hante encore un lieu - elle " devenue arbre " ; énigme d'un espace qui parle d'Elle tout en suggérant ce qu'elle n'est plus.
" Je me souviens De deux petites filles
qui gravissent l'escalier. "
Il est vrai que celui qui l'aimait continue de lui parler, de s'adresser à elle dans les frondaisons des arbres et jusque dans le gisant du jour. Tout, dans ces lignes, se noue dans le doigté, le suggéré, effleuré, à peine, de manière légère. Ainsi le temps progresse-t-il au rythme de la neige, de sa brûlure indolore :
" Dans quelques jours - demain peut-être même, il neigerait. Debussy résonne tout près de la fenêtre. "
De même la mort se vit-elle dans cet espace à peine souligné qui convient si bien à Blanche. Et qui ne tardera pas à devenir aussi celui de l'autre.
" Elle était devenue ombre et lui tendait les bras
Blanche
murmures d'ombre et d'ébène... "
Chaque poème - parfois deux, qui se font écho - est annoncé par un titre - il conviendrait de faire une lecture spécifique des titres - et la neige qui tombe vient encore adoucir les mots qui demeurent ; ensevelir sous sa chute douce ce qu'il reste d'images, " les arbres et leurs fruits de bure, givrés légèrement ", comme cernés dans la blancheur et le silence. Les silences de Blanche, de quels non-dits sont-ils tissés ? Seul l'instrument de musique dans ses envols dans ses excès dans ses silences mêmes, peut arriver à susciter une attente que la poésie, selon Blanche, ne parvient nullement à combler.
La poète, elle, avance à pas feutrés dans l'esquisse et les empreintes. Tout ce qui entoure la mort se vit dans la nuance d'un chant crépusculaire. Dans la lumière cendrée du jour à son déclin. Ainsi de la présence discrète des oiseaux ( messiaeniques oiseaux au Pays de la Meije ?), lesquels n'existent que dans le titre Oiseaux, neiges et fruits. Et que le lecteur perçoit pourtant " derrière les rideaux " et dans le ciel. Au point qu'il est convaincu de les avoir croisés dans le poème.
C'est sans doute au cœur de cette énigme que se tient la force poétique de Déborah H. C'est dans ces esquisses qu'elle puise son talent. C'est sur ces lacis de traces à peine suggérées que se construit son écriture. Sur ce décalage permanent entre le dit et le non-dit qui innerve l'œuvre de la poète, et qui fait de la voix de Déborah Heissler l'une des plus singulières de la poésie contemporaine. Autant de qualités qui ne nuisent jamais à la musicalité bouleversante des Sorrowful Songs.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli