Ce n'est pas encore cette année que nous échapperons à cette fatalité, je veux parler de la rentrée. Les journaux ne parlent plus que de la réforme des programmes scolaires, mon fil d'actualité Facebook pullule de photos de bambins en train d'exhiber leur cartable, les vitrines des magasins ont revêtu leurs plus belles " non-couleurs " automnales (par non-couleurs j'entends le taupe, le rouille, le maronnasse et tout ce qui donne mauvaise mine). Quant à la météo elle n'annonce rien de glorieux : du vent, de la pluie, quelques orages, le bouquet final en somme, à la fin duquel nous n'aurons plus aucune perspective de redoux. Ami lecteur, tout le monde s'est donné rendez-vous pour te faire comprendre qu'il va falloir ranger ton paréo multicolore et tes havaïanas pour redevenir enfin productif.
Si je dois faire des concessions sur ma tenue vestimentaire et troquer mon short et mes tongs contre un tailleur et des talons, j'entends que le motif en vaille la chandelle. Et c'est évidemment là que le bât blesse : produire d'accord mais produire quoi ? Au cours de ces derniers mois, j'ai réussi à me convaincre d'une chose : que le monde est divisé en deux. D'un côté il y aurait ceux qui créent, qui imaginent, et de l'autre ceux qui organisent, qui mettent en œuvre.
Dans le monde de l'art contemporain, dans lequel j'ai évolué au cours des huit dernières années, cette théorie ne fait pas un pli. D'un côté les artistes qui, avec leur pinceau, leur bloc de marbre ou leur terre glaise conçoivent différentes œuvres dans l'intimité de leur atelier, et de l'autre des chevilles ouvrières qui donnent une forme cohérente à l'ensemble puis coordonnent, communiquent et gèrent administrativement ce qui deviendra une exposition. L'un ne peut pas vivre sans l'autre : ces deux mondes n'ont pas d'autres choix que de collaborer s'ils veulent continuer d'exister. Ce qui s'applique à l'art contemporain est valable également pour la musique, la mode mais aussi, si on y réfléchit bien, pour tout ce qui peuple notre quotidien : à la base de toute chose, il y a une idée et ensuite quelqu'un pour la développer et la faire connaître.
Ami lecteur, j'ai toujours été de ceux qui organisent (et je serais prête à parier que toi aussi). Eh bien je ne sais pas toi, mais moi je commence à trouver ça usant.
Sauf que voilà : comment faire pour passer de l'autre côté ? Douze années de piano et dix ans de danse classique n'auront fait de moi ni une concertiste ni une danseuse étoile. Je n'ai jamais été douée en sport - jamais été foutue de faire la roue - et je ne sais pas non plus chanter. Mes prouesses artistiques se résument à un collier de pâtes multicolores réalisé en mai 1985 (conservé précieusement en lieu sûr comme s'il s'agissait d'un Matisse volé certes, mais je ne me fais aucune illusion sur mes capacités dans ce domaine), sans compter mon imagination qui effleure le ras des pâquerettes. Alors quid, me dis-je, que vais-je devenir dans ce monde coupé en deux où mes compétences ne me permettent pas de choisir le camp que j'aimerais ?
Mais pourquoi vouloir choisir ce camp à tout prix me diras-tu, oui, pourquoi ? Eh bien ami lecteur, ce serait un peu comme si tu me demandais pourquoi j'aimerais troquer ma tignasse bouclée contre des cheveux parfaitement lisses et ordonnés. Le camp de ceux qui créent me fait la même impression que celui des blondes aux cheveux raides : un univers fascinant, plus exigeant, mais aussi moins contraignant et où tous les coups seraient permis. Pendant que le peintre qui, certes travaille dur enfermé dans son atelier de 10 mètres carrés, choisit ses horaires, ses couleurs, ses thèmes et peux donner libre cours à sa créativité, la blonde aux cheveux raides, elle, si elle n'a pas le droit d'avoir une mèche plus courte que les autres, peut s'attacher ou se lâcher les cheveux avec désinvolture comme elle veut en ayant toujours l'air impeccable (en tous cas, sans jamais donner l'impression d'avoir un poulpe sur la tête, ce qui est mon quotidien).
Je surfais sur mon iPhone à la recherche d'un cours de violon, de poterie ou de n'importe quoi qui révélerait un don passé inaperçu jusqu'ici quand Kevin est arrivé (ami lecteur, pour des raisons de confidentialité, son prénom a été substitué par le prénom le plus à la mode à son année de naissance)(pauvres Millennials). Étudiant au conservatoire, violoniste passionné et passionnant, Kevin c'est un peu le Patrick Rondat de l'alto ou le Wagner de la musique électro : il mélange tous les genres avec talent et simplicité. Sauf que maintenant Kevin est désabusé. Il étudie sans compter ses heures, avec plaisir certes, mais le conservatoire ne lui offre aucun débouché. C'est gratifiant de jouer prodigieusement un morceau mais il y passe ses jours, ses nuits, en vue d'un diplôme qui ne lui ouvrira aucune porte : les orchestres n'embauchent plus, les salles de concert font faillite, les festivals disparaissent les uns après les autres. L'euphorie est passée et Kevin est maintenant au bord du burn-out et de l'écœurement : à quoi bon aller plus loin dans cette voie de garage qui ne lui permettra pas de manger, il aimerait - je cite - " apprendre un métier, un vrai ". Sauf que Kevin n'a jamais appris qu'à jouer du violon et jusqu'à présent rien ne l'a préparé à affronter le camp d'à-côté, mon camp.
Hier soir, pendant qu'il me parlait, ce n'était plus Kevin que j'avais en face de moi, mais une blonde aux cheveux lisses et soyeux en train de me dire qu'elle enviait mon poulpe et ses tentacules toutes emmêlées. True Story.
Ami lecteur, loin de moi l'idée de dire que l'être humain est un éternel insatisfait. Tout en réajustant les quatre épingles à cheveux qui domptent mes frisottis, je dirai juste que - une fois n'est pas coutume - j'avais raison : le monde se divise véritablement en deux. Il revient à Kevin et à moi de trouver maintenant la passerelle qui permet de passer d'un côté à l'autre. Après tout on a bien inventer la brosse à brushing et le fer à friser alors j'imagine qu'elle doit bien exister.