Claudine Bohi, Mère la seule par Isabelle Lévesque

Publié le 05 septembre 2015 par Angèle Paoli

T ête de liste : Mère la seule. À l'entame où, blessé, le poème commence, une marque (cicatrice de naître ?). On dirait une conjuration, mot lancé là, laissé, pour affronter la réalité. L'envisager :

" l'image est noire

à mettre du blanc

dessus ".

Ce pourrait être un chant d'amour, l'action de grâce de l'enfant à celle qui la porta.

Mais.

Biffer. On avance en hésitant, on cherche qui, là ? Mère, image-confort de celle qui donne le lait, le doux, la présence. Une femme se refuse à son enfant. Cela attendu n'a pas eu lieu :

" mère

et la douce la douceur tant ".

On peut essayer, en faisant dériver les mots, de donner corps à une réalité, la voici démentie, contredite :

" mère ça

on n'a pas eu

jamais

on n'a pas eu ".

La dérivation alors aussi entérine, " le soir est tombé tombant qui tombe ", ce qui est, revenant à ce qui ne peut être autrement. Décidément, quelque chose n'a pas eu lieu.

Dire essore l'image idéale réfutée, en une langue simple qui s'articule sur un dévoilement progressif (inéluctable). Complicité repoussée en fin de poème, la proximité, l'unisson du cœur mère-enfant, qui ne fut pas, force le texte : le pronom neutre, " ça ", asséné, nie les personnes et ce lien, il manque. Place à une indifférence mise sur le devant, sans émotion exacerbée, qui a marqué la fille portant trace, retrouvant parfois la langue en cours de construction de l'enfant :

" ça tombe partout

n'a pas fermé la porte

mère

a oublié

pas me mettre derrière

pas pu

dans ce trou-là j'ai peur

depuis "

Sujet avalé par la peine, chagrin d'enfant informulable autrement que par des infinitifs, des tournures orales minimales, ou des structures syntaxiques en cours d'élaboration. L'adulte redevient l'enfant happée par la peur et l'expérience passée, douloureuse comme un poing fermé qui garde les verbes conjugués réduisant le cœur du poème à la négation qui engloutit l'être.

À cet égard, bien des compléments circonstanciels orientent le perçu vers l'émotion négative : entre " dedans le monde " et " dans la terreur " vit la mère dont la force pousse vers ce qui entrave, lamine ou précipite. Le don inversé va vers le terrible, mère-fée qui se penche pour octroyer les mauvais sorts et réactualiser l'image sombre de la marâtre des contes :

" tu donnais de la mort toujours

à téter

sentir

parler ".

Force qui pousse, face obscure, " mère " à contre-courant de la forme protectrice traditionnelle :

" dans ta poubelle de peurs

jetée avec ".

Fin de poèmes : la narratrice gît là, soumise à l'action exclusive du rejet de celle qui l'a enfantée. Alors l'équivalence s'établit entre le nom (distant, jamais " maman ") et des termes péjoratifs jusqu'à la négation même du lien ou son exclusion du champ de perception comme une construction sans :

" mère peur

mère mort

mère pas "

Ce qui manque, ici, traverse le poème en minimes assertions qui ne peuvent se déployer car elles sont conditionnées par le manque (et père " pas là ", " sa valise seulement posée partout "). Mot " trou " (ou " peur ") récurrent : celui où tomber, celui creusé par manque :

" la chair est pleine de trous

où ne vient pas l'amour ".

Tomber, le temps le fera glisser vers " je laisse tomber le mot maman ", la distance du mot " mère " préférée au nom Maman. Affection recluse en la fille seule (enfermée).

Difficile de définir pourquoi, d'expliciter. Les tournures neutres (" ce qui... ") permettent le constat, sans envisager les causes, et dressent un portrait où chaque vers installe loin l'enfant / la mère jusqu'au déni de statut : " c'est une mère fausse elle est pas vraie ", substituant à la douleur forcément éprouvée (force du forceps !), ramenant la personne à " du toc " comme on chanterait faux sur la partition filiale en souffrance, dressant Verlaine / Rimbaud en porte-à-faux de poésie musicienne : le coup de feu, le tapage, le désastre. Les poètes nommés ou suggérés (Apollinaire et le pont) ne laissent couler qu'une eau de source souillée, " un grand détournement d'images ". Mère de glace et poussant sur le bord du vide celle qui, née, est de trop. Des mots " tout froids ", évoquant le corps sans vie, obligeant la fille à feindre, jouer dans une parade un rôle qui sonne faux pour être avec alors que sans fatal :

" alors je t'ai coupée au fond de moi

un gros morceau de toi je me l'enlève

mère je t'arrache douleur ma chair ".

La voix de l'enfant s'entend à travers celle de l'adulte et le passé n'est plus tout à fait le passé. En cette langue simple, directe, les images ne font pas écran. Elles examinent ou exacerbent : " tuer avec tes mots " à prendre au sens propre ou entendre " tu es ", affirmant l'impossibilité pour la mère d'exister à côté de sa fille. Menace réciproque, équivoque car l'aînée ne laisse aucune chance à sa fille sauf à fausser son identité, sa voix charriant une représentation du monde où, repoussée sans cesse, elle voit aussi les autres dans le prisme de la haine (les hommes en particulier) de sa mère. Transfert : léguer à l'enfant ses propres démons, en même temps que le lait nourricier, perversité suprême, " tu me mélangeais petite dans de la mort " :

" toutes tes peurs

oui toutes

cousues manteau ensemble ".

Alors l'enfant pour (s'en) sortir détache d'elle-même sa mère, sort de son " tombeau ", " c'est long ". C'est aussi ce livre qui suit la minutie des attaques, l'obstination de l'auteur à traquer ce mot " mère " pour décrire ce qu'il recouvre et découvre. Ravage : les prépositions (en, dans, dedans, partout) évoquent un processus d'assaut, d'étouffement. Mais la nuit fait sa révolution, enfin le " je " devient sujet : de réflexion, d'action grâce au déploiement de verbes entêtés : " je respire / je tente / je traduis ", au présent forcément vrai de qui veut naître enfin, exister " avec " dans une simultanéité concordante et non aliénante. Les loups, ceux du bois du corps infiltrés par la mère, sont chassés. Une fois coupée la peur, la vie commence, " mais pas ensemble maintenant / pas ensemble ". Entre " tu me doutais ", " je me savais ", un processus : les deux pronoms personnels, chaque complément d'objet direct ici inattendu, affirment enfin l'existence d'un " je " détaché de la mère. La conscience a tout bousculé pour expulser celle qui fit naître, et pourtant dévaste et vide. Ce processus inversant le chemin habituel de la naissance donne enfin une identité propre qui peut se substituer à ce qui est attendu d'une mère :

" depuis longtemps toujours

je me mamame sans toi ".

Ce soin, cette sollicitude, les mots la fondent, doublant la mère réelle de celle qui, espérée, ne vient jamais - n'existe pas. Effort pour tendre la main vers le bleu, le mettre devant ses yeux : sans un point, les vers avancent, dressant ce portrait en pointillés répétés d'une mère refusée et celui d'une enfant qui, marchant sur le fil qu'elle tisse, écrivant, inversant le sort et les liens pour refermer les blessures, même si trop tard impossible :

" tu es morte depuis

mère "

" maintenant

je te porte petite

pour te changer "

et poursuivre le trajet du déterminant possessif, " ma mère ", en roulant " du coton bleu beaucoup " pour accepter Mère la seule.

Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pourTerres de femmes



CLAUDINE BOHI

■ Claudine Bohi
sur Terres de femmes
[je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
[Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
→[L'eau son puits étrange] (poème extrait d'On serre les mots)
→ Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
→ Une lumière de terre (poème extrait d'Une saison de neige avec thé)
→ Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]
→ (dans l'anthologie Terres de femmes) si ce n'est pas trembler
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Claudine Bohi (+ deux poèmes)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Le bruit des autres) la page de l'éditeur sur Mère la seule
→ (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique de la Poéthèque sur Claudine Bohi
■ Autres notes de lecture (20) d'Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes
→ Edith Azam, Décembre m'a ciguë
→ Paul de Brancion, Qui s'oppose à l'Angkar est un cadavre
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Loïc Demey, Je, d'un accident ou d'amour
→ Pierre Dhainaut, Progrès d'une éclaircie suivi de Largesses de l'air
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Bruno Fern, reverbs phrases simples
→ Élie-Charles Flamand, Braise de l'unité
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Raphaële George, Double intérieur
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Sofia Queiros, Normale saisonnière
→ Pauline Von Aesch, Nu compris