Pour Frédéric Pajak
Celui qui s’embarque sur le Magnifica en compagnie de deux mille cinq cents passagers et neufs cents trente-trois membres d’équipage et de service dont cent quatre-vingt cuisiniers et une brigade du feu / Celle qui se rend également à Buenos Aires mais par avion dans un panier au nom de Penny Lane / Ceux qui constatent que l’haleine du vent de Santa Cruz est chargée de relents de pétrole / Celui dont la famille alsacienne a toujours redouté les Boches et qui continue de craindre (un peu) les Allemands à bermudas / Celle qui à la proue du paquebot se croit toujours à la pointe du progrès / Ceux qui comparent la ville flottante la nuit à un dormeur ronflant passablement / Celle qui évoque le «soupir crépusculaire » des soirées de la croisière / Ceux que l’agoraphobie menace au milieu de tous ces gens seuls conglomérés / Celui qui se répète gaiement que la croisière s’amuse non sans travailler à sa traduction en islandais du Pavillon d’or de Mishima/ Celle qui lit Vertiges de W.G. Sebald qui la renvoie à De l’amour de Stendhal puis au Giardino Giusti de Vérone où elle se guérissait d’une rupture en lisant du Leopardi mort en avalant une glace de travers / Ceux qui se sont rappelé leurs anciennes amours et autres haines en lisant l’Histoire de l’amour et de la haineau Prater de Vienne où ils sont revenus pour se rappeler quelques passions et autres désamours / Celui qui (dans un taxi londonien destination Bloomsbury) tombe d’accord avec l’écrivain Dantzig (Charles, pas Jean-Paul) pour estimer que l’humour français n’existe pas sauf ici et là quand il se la joue à la juive ou à l’angalise – ou chez Marcel Aymé ou Chaval et quelque autres / Celle qui apprécie l’ironie française mais à dose comptée / Ceux qui n’imaginent pas un couple français à la Laurel et Hardy même si Bouvard et Pécuchet forment une paire assez gaie / Celle qui éclate de rire comme on pète - l’odeur en moins / Ceux qui préparent leurs bons mots comme le faisait Cocteau avant les coquetèles / Celui qui se sent tout drôle avant de mourir de rire / Celle qui lit sous la plume de Dantzig (Charles, pas Armand ni Aaron) que « la drôlerie est la poésie sortie de la vie » / Ceux qui trouvent vraiment drôle et carrrément très très drôle la pratique saoudite (conforme à la grande civilisation wahabite) de crucifier le cadavre d’un jeune décapité au nom de la foi en un monde meilleur où chacun aura toute sa tête pour se féliciter d’être né / Celui qui sans faire d’amalgame se figure que tous les fous de dieu n’ont plus qu’une tête (genre le cheval de Caligula) qu’il lui incombe de trancher - ce qu’il évite par éducation pour se contenter de lui faire un pied de nez / Celle qui prend son pied quand le mécréant le lui fait comme un dieu / Ceux qui à Collioure se rappellent la mort de Walter Benjamin telle que l’évoque Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain 3 / Celui qui (Richard Wagner himself) confie à Cosima juste après la mort annoncée d’un ami qu’il a mal compris (le comte de Gobineau) qu’ « à peine a-t-on rencontré quelqu’un qu’il vous coule entre les doigts » / Celle qui passant à Dieulefit (en visite chez son cousin Cheval devenu célèbre pour sa brouette et son palais) n’a pas remarqué dans les cafés les très libres enfantsde l’institut pédagogique de pointe de La Roseraie inspirée par le modèle de Summerhill en non moins foutraque / Ceux qui ont bien tourné en dépit (ou à cause, ça se discute) de leur éducation libertaire / Celui qui s’est conduit très régulièrement en notoire irrégulier non sans prôner la discipline extrême de la calligraphie / Celle qui fugue en faisant suivre ses pianos au galop à travers bois et cuivres / Ceux qui découpent le temps en fines tranches à consommer après l’emploi au présent de l’oblatif / Celui qui sait de source sûre que « se baigner dans mille pleurs inutiles éteint la jeune lumière » tout en restant conscient de cela que « notre soupir se fait vent » et constater enfin « que le ciel change vite de couleur » / Celle qui (cauchemar récent) se fait arrêter en Arabie pour excès de gaieté / Ceux qui de passage à Positano et lisant sur le port le Manifeste incertain 4 de Frédéric Pajak se rappellent l’origine de la Pizza Margherita aux couleurs du drapeau italien et représentant un « chef-d’œuvre de l’histoire humaine » à savourer encore et encore au Campo de Fiori de Rome ou dans les pizzerie mafiose d’un peu partout et jusque sur les terrasses du Purgatoire alors que les Ritals « meurent devant leur télévision », etc.
(Cette liste émane et revoie de toute évidence à la lecture du Manifeste incertain 4 de Frédéric Pajak paru en août 2015 aux éditions Noir sur Blanc aux bons soins de l’imprimerie Buona Stampa de Pregassona, Svizzera).