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Francis en Argentine

Publié le 29 septembre 2015 par Ctrltab

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Tout le monde me croyait en Argentine depuis trois mois, j’étais planqué dans un Formule 1 à Saint-Denis en face du Stade de France. Les jours de match, j’étais obligé d’enfoncer mes boules Quies pour ne pas entendre à travers les parois en placoplatre les ronflements et beuglements des supporters bourrés. En cas de victoire, c’était pire.

Mon frère Jeff m’a quitté depuis trois semaines, il m’avait trouvé suffisamment en forme pour m’abandonner. J’étais selon lui en phase finale de rédemption : « Tout le monde se remet d’un chagrin d’amour, c’est juste une question de temps. Désolé frérot, je serais bien resté mais je dois dépanner un pote au Maroc. Il avait vraiment besoin de moi, je te raconterai quand tu iras mieux. » J’avais quand même gardé la chambre 321 avec le lit superposé. Je continuais à dormir sur le matelas du haut, je me sentais moins seul. La proximité du plafond remplaçait tous les êtres chers que j’avais perdus comme un con : ma femme Natacha, mon fils Louis et…Carolina.

Je passais mes journées à assembler un immense puzzle noir de 9999 pièces. Une reproduction d’un tableau de Pierre Soulages. Je n’avais jamais trouvé le noir si consolant.

Ma parenthèse argentine n’avait pas duré bien longtemps. Le deuxième jour, je m’étais fait chourer ma carte bleue à La Boca. Je savais que le quartier craignait mais je n’imaginais pas que, même sur la terrasse du musée d’art moderne avec vue sur le port et le jour déclinant, il fallait se méfier. J’étais allé pisser, j’avais tout laissé avec l’addition sur la table. J’étais revenu, tout avait disparu. Devant les sofas jaunes moelleux de la fondation PROA, ne gisaient que quelques cacahuètes, des coquilles de pistaches éventrées, nos verres vides et un cactus désolé. Même le soleil s’était cassé. A l’intérieur, Jeff parlait en espagnol avec la serveuse, une brune aux cheveux parfaitement lissés comme toutes les locales. La petite bombasse s’esclaffait de sa maladresse langagière ou de sa drague lourdingue, je ne sais. Je m’étais dit, tout est ok, il a réglé la note (comment ai-je pu penser une chose pareille ?). La nuit est tombée, on s’arrache. Mais non, il contait juste fleurette, il pensait que j’étais parti payer. Il avait quitté la table depuis un moment… La serveuse n’avait rien vu, Jeff trop absorbé par sa bouche en cœur non plus. J’étais bon pour faire opposition. J’ai demandé si je pouvais appeler en France. Non. J’ai dû donc appeler de mon portable. Et merde ! Je l’avais aussi laissé sur les lieux du crime. Jeff a toujours été par principe (ou plutôt par suite à un interdit bancaire) hors du système financier, ce n’était pas lui qui allait dégainer sa visa. On a vidé le fond de nos poches. On n’avait pas assez de pesos, Jeff s’est mis à baratiner la serveuse. Bon, elle nous arrangeait le coup, mais il allait devoir payer de sa personne, ce qui ne semblait pas non plus lui déplaire. Ses principes ont aussi toujours fortement misé sur l’humain.

On est rentré en bus. Plus d’une heure, dans la circulation encombrée et le vacarme infernal de Buenos Aires, en pleine sortie de bureau. Jeff tentait de me rassurer : « de toute façon personne ne paie ici avec la carte ! Tu as pris des dollars, c’est ça qui compte. On va les échanger. Ca ne change pas grand chose. L’économie est à deux vitesses dans ce pays. Si tu passes par le système légal, tu te fais plumer ! » J’étais au courant de la situation, je suis journaliste tout de même et mon métier est de suivre l’actualité, mais fallait-il que je lui rappelasse que nous étions partis à la dernière minute de Paris, pour m’arracher à la ruine de ma carrière et au naufrage de mon couple, et que je n’avais en aucun cas penser à prendre ma liasse de billets de l’oncle Picsou pour m’assurer un taux de change convenable et non celui réservé aux touristes ? Bref, j’avais pas un rond.

On créchait à un hôtel de Palermo Soho. On est resté dîner là, au moins je pourrais tout payer par virement bancaire. J’étais ici par amour et depuis mon arrivée, je ne pensais qu’au fric. Etais-je un romantique si raté ? J’ai regardé mon frère dévorer un demi bœuf tandis que le vin argentin me cognait à la tête. Il est sorti, ce n’est pas l’absence d’argent qui allait l’en empêcher. Jeff se démerde toujours, partout, pour se faire inviter. Et puis, il devait sûrement rejoindre la serveuse. Moi, je suis allé me coucher. Je voulais être présentable pour le lendemain. Pour mes retrouvailles avec Carolina. J’ai bu encore quelques verres de whisky dans la chambre. Mais j’avais le cœur rempli d’espoir, demain serait un autre jour ! Je déposerai ma vie aux pieds de ma bien-aimée. Je lui dirais : « j’ai tout sacrifié pour toi, tout ce que j’avais, mais je ne suis pas un looser, je suis prêt à tout recommencer pour toi. Je perfectionnerais l’espagnol, je deviens patron de presse ici, j’apprendrais les rouages de la débrouille argentine et je t’offrirais des robes. Tu viens peut-être de perdre ton père (la raison pour laquelle Caroline était rentrée précipitamment au pays), mais je suis le nouvel homme qui rentre dans ta vie et sur lequel tu pourras te reposer à l’avenir. Tu ne seras plus jamais ma babysitter, tu es ma femme. Epouse-moi ! » Le pire, c’est que je le croyais. J’en avais même oublié les mensonges que je m’apprêtais à proférer (je n’étais même pas encore divorcé !)

J’avais l’adresse des parents de Carolina griffonné sur un bout de papier. Je ne voulais pas arriver bredouille, j’ai volé discrètement un bouquet d’œillets dans un couloir de l’hôtel et j’ai enveloppé les tiges avec un journal Air France de l’avion. Ca dégoulinait un peu mais ça pouvait prétendre au chic. Puis j’ai décidé de reprendre le collectivo pour mieux connaître la vie de Carolina avant sa venue à Paris. Elle n’avait sûrement pas les moyens de se payer un taxi. Dans le bus, je me suis fait engueuler parce que je n’avais pas la monnaie exacte. Une mamie m’a fait la charité des 3 pièces qui me manquaient. J’ai dû indiquer ma destination Recoleta et je me suis assis sur le petit siège en hauteur au fond. Le trajet était encore une fois interminable et assourdissant. Je me demandais si je n’avais pas choppé des acouphènes dans l’avion. Où était-ce ma voix intérieure inquiète qui ne cessait de vibrionner dans mon crâne ? Le quartier était froid, blanc, bien plus bourgeois que je ne l’avais pas pensé. Je suis descendu près de l’immense cimetière qui abrite la sépulture d’Eva Perron. Peut-être dans quelques instants, je longerai les tombes avec Carolina. Nous marcherons main dans la main et elle me grondera de salir la réputation de la grande dame du pays. Dans son rire cristallin, elle m’affirmera que non, ce n’était ni un sale pute ni une belle salope. Et j’aurai envie de plonger dans son parfum à la vanille et la fourrer immédiatement sur place.

Quand je suis arrivé au pied de son immeuble, j’ai été déçu : il y avait un concierge comme dans les films américains qui se passent à New York. Et la facture du building ressemblait étrangement à l’hôtel impérial et pompeux du film Vertigo avec son grand parking à l’entrée. L’image de la petite fille pauvre chilienne que je m’étais construite de Carolina ne collait pas forcément à la réalité. Le type m’a ouvert la porte. Il était grand, les cheveux grisonnants, le corps souple et la pupille vive. Il s’est moqué de mes lunettes de soleil : alors la nuit fut bien blanche ? Et il m’a dit de me méfier de Buenos Aires. Le centre était devenu de plus en plus dangereux. Avais-je tant l’air d’un touriste ? Ou d’un mec prêt à se cramer les ailes ? Et puis le papy moustachu m’a demandé dans un français hésitant « qui je visitais ». J’ai répondu les Saldana. Sa tournure maladroite m’a donné l’impression d’être un fantôme perdu en provenance de la vieille Europe. Après tout, c’était peut-être tout ce que j’étais ici. « Ah, septième étage » et il m’a escorté jusqu’aux ascenseurs, m’a ouvert la grille et d’un geste du doigt m’y a expédié. Il aurait dû m’accompagner. Dans mon impatience, j’ai voulu offrir la porte trop tôt et je me suis retrouvé coincé entre le sixième et « le septième ciel. » J’ai dû redescendre, essuyer les plâtres des sarcasmes du concierge avant de répéter l’opération.

Enfin, j’étais devant sa porte. J’ai sonné. Le père de Carolina a ouvert. Devant moi, se dressait un petit homme, sec dans la cinquantaine, chauve mais à l’allure fière, séductrice. J’ai reconnu les lèvres lippues de sa fille. Il était habillé en superman : collant bleu électrique, slip rouge au-dessus et justaucorps en latex brillant. On était loin du mec agonisant sur son lit d’hôpital. Il ne m’a pas laissé le temps de parler, il s’est d’office excusé :

– Pardonnez-moi de vous ouvrir dans cette tenue mais vous tombez mal. Nous avons une soirée Super-héros ce soir et nous faisons des essayages avec ma femme.

Il bouffait à moitié de rire. J’entendis au loin un gloussement féminin. Ils avaient l’air de s’amuser ici. J’ai compris d’où venait le goût de la comédie de Carolina. Cette bonne humeur communicative m’aurait peut-être déridé et chassé mes nuages noirs si je n’avais pas la sombre prémonition d’être le dindon de la farce.

– Pardon, pardon, vous désirez ?

J’ai répondu de but en blanc :

Je ne me suis pas présenté. J’ai oublié la politesse. Mon obsession avait pris toute la place. Superman a pris une mine contrariée et surprise. Il devait lever la tête pour me regarder. Comme s’il était habitué à repousser les prétendants éperdus de sa fille tous les jours, il m’a gentiment répondu :

– Vous cherchez Carolina ? Vous êtes français? Ah j’adore la France, Paris, la Tour Eiffel, Jacques Chirac ! Excusez-moi, je ne parle pasta langue mais je vais essayer de parler plus lentement alors…

Je restais sur le bas de la porte, mon bouquet de fleurs flétries à la main, suspendu au verdict d’un mini superman chilien à l’odeur vanillée (comme sa fille). Bientôt la sentence allait s’abattre sur moi et ma tête tomberait (et mon cœur avec).

– Je suis désolé Señor mais Carolina n’habite plus ici. Depuis plus de dix mois. Elle est en France, dans votre pays. Oui. Et je peux vous dire qu’elle n’est pas prête de rentrer. Elle vient d’être embauchée dans une grande comédie musicale sur les Champs Elysées !

J’ai su qu’il disait vrai. A son mélange de vérité et de mensonges. Oui, Carolina était restée en France, c’était certain. Et elle baratinait ses parents comme elle nous avait baratinés, Natacha et moi. J’ai reconnu la marque de fabrique de ses délires mégalos. Orgueilleuse, elle n’avait pas dû dire à ses parents qu’elle avait planté son boulot de babysitter et qu’elle était dans la dèche la plus complète. Peut-être même incapable de payer ses cours de théâtre. Mon esprit blessé déjà se vengeait en la projetant dans la détresse la plus totale à Paris. Peut-être pourrais-je encore la sauver à mon retour ? J’étais encore incapable de m’imaginer Carolina nous abandonnant de son plein gré, nous envoyant son amie Giulia pour récupérer ses affaires chez nous et vivant pleinement sa vie à Paris…sans moi.

Superwoman est arrivée. C’était le portrait craché de Carolina avec vingt ans de plus et autant de kilos accumulés. Au moins, le visage était resté joli, même surmaquillé à 10h du matin, mais je n’étais pas sûr que la tenue saillante fût à son avantage. Elle m’a tendu la main pour me saluer. Sa peau était douce. Le père de Carolina continuait à vouloir m’aider :

– Vous voulez peut-être son numéro en France ? Ah c’est bête quand même…être ici alors qu’elle est là-bas. J’espère que vous n’êtes pas venu spécialement pour ça…

Je me suis repris. J’ai renoué avec le jeu social. A mon tour, j’ai menti :

– Non, non… Pero je suis journaliste. J’enquête sur le meurtre du procureur. Enfin, je voulais dire son suicide… Bon, bref, j’ai rencontré Carolina à Paris, je passais là à tout hasard.

Les visages de mes interlocuteurs se sont alors assombris, comme si dans leur monde des super-héros, le rappel de la réalité était de mauvais goût. Il était temps pour moi de les laisser à leurs jeux d’enfants. J’ai offert mon bouquet à la mère de Carolina. Elle a rougi sous sa tonne de fard et m’a remercié. Je leur ai fait mes adieux. Je n’avais plus rien à faire dans ce pays. En bas, le concierge m’a salué d’un « bonjour à la France ! » Plus personne ne voulait de moi ici. Ca bourdonnait dur dans ma tête.

Sur le parking, une voiture se garait. Une brune en est sortie. J’ai cru reconnaître Carolina, je me suis approché, j’ai crié Carolina. Elle s’est retournée, son visage n’était pas le sien. Il fallait que je m’arrache au plus vite d’ici. Toutes les femmes me rappelaient celle que j’avais perdue. Je devais récupérer Jeff et rentrer.


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