Magazine Journal intime

Paris 2013 (suite 3)

Publié le 02 octobre 2015 par Anaïs Valente

Claire n'est pas majeure. Et pourtant elle part. Demain. A la grande ville, diraient certains. Elle a natté ses longs cheveux noirs et mis sa tenue de scène, pour le plaisir de se plonger déjà dans l'avenir qui l'attend. Sous sa robe blanche vaporeuse de danseuse, elle est totalement nue. Liberté. Liberté chérie, si difficilement gagnée. Au prix de quel effort. Ses pieds nus profitent de ce rare moment de liberté : n'être pas enserrés dans des chaussures douloureusement satinées. Ses orteils pointure 38 se trémoussent. Ils frétillent d'impatience. Ils connaissent leur avenir. Radieux, fiévreux, joyeux. Tandis qu'elle se déplace et remplit sa malle, le voilage de sa robe caresse ses jambes musclées et ses fesses rebondies juste ce qu'il faut. Elle jette, pêle-mêle, ses dessous, ses robes, ses manteaux, ses bottes et ses chapeaux. Elle ne réfléchit pas trop. Peut-être se débarrassera-t-elle directement de ses frusques à son arrivée. Elle ignore encore ce que doit porter un petit rat. Elle se tourne vers son vieil ours en peluche défraîchie, le touche de son long doigt blanc peint de coquelicot et se laisse envahir par la nostalgie. Elle ne l'emmène pas avec elle. Demain, elle quitte son enfance. Elle quitte Hubert l'ours bougon, l'ours réconfort, l'ours trop vieux déjà. Dans sa petite malle, elle glisse sa collection de chaussons, ses justaucorps, ses tutus. Elle ferme les serrures cuivrées du bagage de ses bras minces, les dépose dans le coin de sa chambre, s'assied sur son lit défait, clôt ses yeux et sourit d'aise : demain, tout sera différent. Elle se couche, étend ses longues jambes, pose ses mains sur son ventre plat. Elle est si calme qu'on la croirait morte. A l'intérieur, elle est loin de l'être. Un volcan. Seul le frémissement de ses paupières pourrait la trahir. Elle se tourne, adopte une position foetale, ceint ses jambes de ses bras, laisse le tissu de sa robe la recouvrir, et, tandis que sa tresse glisse doucement le long de son cou, elle glisse dans le sommeil et la nuit qui la séparent de demain.

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Je lis les photos, je les dévore, je les décrypte. Je lis les romances aussi, et parfois la poésie. Je lis Paris qui m'héberge depuis trois ans déjà. Je ne choisis jamais mes lectures, elle s'imposent à moi. Elle me narguent jusqu'à ce que je les remarque. L'autre samedi, celui de la pleine lune, j'ai presque trébuché sur ces Fleurs du mal, pour y découvrir cette splendeur « là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Au fil de mes découvertes, je les installe donc, en piles instables, de part et d'autre de la cheminée de marbre noir. Si la cheminée s'enflamme, ils seront les premiers à périr. Un risque. Tout est risque. Le plaisir est partout, dans une citation qui bouleverse, celle des Fleurs du mal, dans une petite souris suicidaire, qui a bouleversé le petit rat qui vit en moi, dans une traversée spatio-temporelle qui rapproche les âmes, et puis dans ce que je crée, dans ce que je m'invente. Je prends mon pied, lui qui fait mon métier. Je retiens peu mes livres, j'ai une mémoire de petite souris, encore elle, alors je les ausculte régulièrement, dans leur équilibre fragile. Parfois, j'en prends un au hasard, au risque de faire basculer les tours jumelles. Et je le relis. Et je le revis. J'écris partout, sur tout, sur rien du tout. Une tranche de rien, ça peut combler une vie. Ou être écrit. J'écris entourée de mes livres. De mes écrits. De mes chaussons de satin blanc aussi. Ils me rappellent qu'accoucher d'un écrit est parfois aussi difficile qu'accoucher d'une chorégraphie. J'écris sur des feuilles volantes, que j'égare sur le sol du salon. Le parquet en est jonché. Mon chat Molière aime les réchauffer de sa fourrure blonde et brune dont sort un parfum si doux... non, je plagie ! Il aime juste les réchauffer, et y aiguiser ses griffes. J'écris à la plume, légère, vaporeuse comme mes tenues de scène. Avant d'écrire, j'écris. Après avoir écrit, j'écris. Parfois, entre écrire et écrire, je dors, je mange, je bois, je déambule dans Paris. De l'inutile, qui parfois me nourrit. Qui souvent nourrit l'écrit. Mes écrits s'entassent dans les tiroirs de mon vieux secrétaire d'ébène. Ils attendent. Ils vous attendent. J'espère que vous les attendez.

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Presque vingt heures déjà. Pourquoi les journées s'écoulaient-elles si vite ? Pourquoi la nuit allait-elle tout envahir si bientôt ? Pourquoi l'éternité ne pouvait-elle être faite que de journées ensoleillées ? Il se sentait philosophe, ce soir. Il se sentait plutôt anxieux, comme chaque soir à l'approche de vingt heures. Il traversa rapidement le passage Jouffroy. Le lanterneau laissait encore passer un faible rai de lumière, alors que les lanternes au gaz venaient d'être mises en fonction par l'allumeur de réverbères. Bientôt, les ampoules allaient remplacer le gaz, et l'allumeur perdrait son travail. Le progrès, c'était le progrès.

Il progressa rapidement, tandis qu'une dernière éclaircie traversait la verrière, éblouissant les parisiens pressés. C'est alors qu'il sentit le premier malaise. Il sortit du passage, heurtant une demoiselle en robe aubergine, qui ronchonna quelques reproches, et se précipita vers la brasserie Zéphyr. De loin, il repéra le mot SETTELOIT, dont le reflet dans le miroir l'invitait à descendre aux toilettes. Il était sauvé. Ou presque. Le malaise s'accentuant, au point d'en être douloureux, il courut presque jusqu'à l'escalier qui le mènerait à son refuge, près des toilettes. A côté de la porte ornée d'une photo féminine, face à celle à photo masculine, s'ouvrait une toute petite porte, à hauteur d'épaule, décorée d'un vitrail couleur soleil. Il entra et la referma derrière lui violemment, puis poussa les trois verrous, qui grincèrent doucement. Dans cette pièce unique contenant un lit de métal, la luminosité était quasi imperceptible. Aucune fenêtre, aucun vitrage, aucun miroir. Il ne pouvait plus se voir. Seule l'ombre légère projetée au sol à travers le vitrail doré lui rappela qu'il était enfin en sécurité. Il s'assit sur son lit, tremblant de douleur, ses yeux lançant des éclairs. Il gratta une allumette et vérifia l'heure à sa montre gousset. Vingt heures vingt-trois. Dans sept minutes, la transformation commencerait. A peine s'il distinguait, à la lumière de la flamme en fin de vie, les quelques poils canins qui commençaient à envahir ses mains. A peine si ses canines commençaient à être douleur. A peine si ses paupières se faisaient plus fines. A peine si sa truffe était plus sensible. Sept minutes encore. Il s'attacha au lit d'acier au moyen de grosses chaînes puis attendit.

Il ne faisait que ça. Attendre.

Attendre la nuit infernale. Attendre la libération. Attendre huit heures.

Telle était sa vie.

Il se coucha en chien de fusil et attendit le matin.

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Claire n'est pas majeure. Et pourtant elle part. Demain. A la grande ville, diraient certains. Elle a natté ses longs cheveux noirs et mis sa tenue de scène, pour le plaisir de se plonger déjà dans l'avenir qui l'attend. Sous sa robe blanche vaporeuse de danseuse, elle est totalement nue. Liberté. Liberté chérie, si difficilement gagnée. Au prix de quel effort. Ses pieds nus profitent de ce rare moment de liberté : n'être pas enserrés dans des chaussures douloureusement satinées. Ses orteils pointure 38 se trémoussent. Ils frétillent d'impatience. Ils connaissent leur avenir. Radieux, fiévreux, joyeux. Tandis qu'elle se déplace et remplit sa malle, le voilage de sa robe caresse ses jambes musclées et ses fesses rebondies juste ce qu'il faut. Elle jette, pêle-mêle, ses dessous, ses robes, ses manteaux, ses bottes et ses chapeaux. Elle ne réfléchit pas trop. Peut-être se débarrassera-t-elle directement de ses frusques à son arrivée. Elle ignore encore ce que doit porter un petit rat. Elle se tourne vers son vieil ours en peluche défraîchie, le touche de son long doigt blanc peint de coquelicot et se laisse envahir par la nostalgie. Elle ne l'emmène pas avec elle. Demain, elle quitte son enfance. Elle quitte Hubert l'ours bougon, l'ours réconfort, l'ours trop vieux déjà. Dans sa petite malle, elle glisse sa collection de chaussons, ses justaucorps, ses tutus. Elle ferme les serrures cuivrées du bagage de ses bras minces, les dépose dans le coin de sa chambre, s'assied sur son lit défait, clôt ses yeux et sourit d'aise : demain, tout sera différent. Elle se couche, étend ses longues jambes, pose ses mains sur son ventre plat. Elle est si calme qu'on la croirait morte. A l'intérieur, elle est loin de l'être. Un volcan. Seul le frémissement de ses paupières pourrait la trahir. Elle se tourne, adopte une position foetale, ceint ses jambes de ses bras, laisse le tissu de sa robe la recouvrir, et, tandis que sa tresse glisse doucement le long de son cou, elle glisse dans le sommeil et la nuit qui la séparent de demain.

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Je lis les photos, je les dévore, je les décrypte. Je lis les romances aussi, et parfois la poésie. Je lis Paris qui m'héberge depuis trois ans déjà. Je ne choisis jamais mes lectures, elle s'imposent à moi. Elle me narguent jusqu'à ce que je les remarque. L'autre samedi, celui de la pleine lune, j'ai presque trébuché sur ces Fleurs du mal, pour y découvrir cette splendeur « là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Au fil de mes découvertes, je les installe donc, en piles instables, de part et d'autre de la cheminée de marbre noir. Si la cheminée s'enflamme, ils seront les premiers à périr. Un risque. Tout est risque. Le plaisir est partout, dans une citation qui bouleverse, celle des Fleurs du mal, dans une petite souris suicidaire, qui a bouleversé le petit rat qui vit en moi, dans une traversée spatio-temporelle qui rapproche les âmes, et puis dans ce que je crée, dans ce que je m'invente. Je prends mon pied, lui qui fait mon métier. Je retiens peu mes livres, j'ai une mémoire de petite souris, encore elle, alors je les ausculte régulièrement, dans leur équilibre fragile. Parfois, j'en prends un au hasard, au risque de faire basculer les tours jumelles. Et je le relis. Et je le revis. J'écris partout, sur tout, sur rien du tout. Une tranche de rien, ça peut combler une vie. Ou être écrit. J'écris entourée de mes livres. De mes écrits. De mes chaussons de satin blanc aussi. Ils me rappellent qu'accoucher d'un écrit est parfois aussi difficile qu'accoucher d'une chorégraphie. J'écris sur des feuilles volantes, que j'égare sur le sol du salon. Le parquet en est jonché. Mon chat Molière aime les réchauffer de sa fourrure blonde et brune dont sort un parfum si doux... non, je plagie ! Il aime juste les réchauffer, et y aiguiser ses griffes. J'écris à la plume, légère, vaporeuse comme mes tenues de scène. Avant d'écrire, j'écris. Après avoir écrit, j'écris. Parfois, entre écrire et écrire, je dors, je mange, je bois, je déambule dans Paris. De l'inutile, qui parfois me nourrit. Qui souvent nourrit l'écrit. Mes écrits s'entassent dans les tiroirs de mon vieux secrétaire d'ébène. Ils attendent. Ils vous attendent. J'espère que vous les attendez.

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Presque vingt heures déjà. Pourquoi les journées s'écoulaient-elles si vite ? Pourquoi la nuit allait-elle tout envahir si bientôt ? Pourquoi l'éternité ne pouvait-elle être faite que de journées ensoleillées ? Il se sentait philosophe, ce soir. Il se sentait plutôt anxieux, comme chaque soir à l'approche de vingt heures. Il traversa rapidement le passage Jouffroy. Le lanterneau laissait encore passer un faible rai de lumière, alors que les lanternes au gaz venaient d'être mises en fonction par l'allumeur de réverbères. Bientôt, les ampoules allaient remplacer le gaz, et l'allumeur perdrait son travail. Le progrès, c'était le progrès.

Il progressa rapidement, tandis qu'une dernière éclaircie traversait la verrière, éblouissant les parisiens pressés. C'est alors qu'il sentit le premier malaise. Il sortit du passage, heurtant une demoiselle en robe aubergine, qui ronchonna quelques reproches, et se précipita vers la brasserie Zéphyr. De loin, il repéra le mot SETTELOIT, dont le reflet dans le miroir l'invitait à descendre aux toilettes. Il était sauvé. Ou presque. Le malaise s'accentuant, au point d'en être douloureux, il courut presque jusqu'à l'escalier qui le mènerait à son refuge, près des toilettes. A côté de la porte ornée d'une photo féminine, face à celle à photo masculine, s'ouvrait une toute petite porte, à hauteur d'épaule, décorée d'un vitrail couleur soleil. Il entra et la referma derrière lui violemment, puis poussa les trois verrous, qui grincèrent doucement. Dans cette pièce unique contenant un lit de métal, la luminosité était quasi imperceptible. Aucune fenêtre, aucun vitrage, aucun miroir. Il ne pouvait plus se voir. Seule l'ombre légère projetée au sol à travers le vitrail doré lui rappela qu'il était enfin en sécurité. Il s'assit sur son lit, tremblant de douleur, ses yeux lançant des éclairs. Il gratta une allumette et vérifia l'heure à sa montre gousset. Vingt heures vingt-trois. Dans sept minutes, la transformation commencerait. A peine s'il distinguait, à la lumière de la flamme en fin de vie, les quelques poils canins qui commençaient à envahir ses mains. A peine si ses canines commençaient à être douleur. A peine si ses paupières se faisaient plus fines. A peine si sa truffe était plus sensible. Sept minutes encore. Il s'attacha au lit d'acier au moyen de grosses chaînes puis attendit.

Il ne faisait que ça. Attendre.

Attendre la nuit infernale. Attendre la libération. Attendre huit heures.

Telle était sa vie.

Il se coucha en chien de fusil et attendit le matin.

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