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Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe par Isabelle Lévesque

Publié le 07 octobre 2015 par Angèle Paoli
Je me tais.
J'écoute.
Un oiseau s'est posé sur moi.
Quelqu'un dans la haie a ouvert un livre
malgré les épines.

Thierry METZ, Terre, Éditions Opales / Pleine page, 1997.

À dire : quatre vérités.

Plusieurs pour un livre sorti d'une enveloppe. Que contient-elle ? Un trésor privé : 250 photographies venant d'une même famille. En première de couverture, quelques-unes sont reproduites. Hervé Guibert fait remarquer que " la photo n'acquiert de valeur que dans un déplacement de temps et d'espace "1. De quand datent celles-ci, où ont-elles été prises, qui sont ces personnes sans nom pour celle qui ouvre l'enveloppe ? Ce sont des photos de famille. Pourquoi les a-t-on vendues ? Et pourquoi l'auteur les a-t-elle achetées ?

Dans ses romans précédents, Isabelle Monnin a mis en scène des narrateurs enquêtant sur leur propre famille avec, au centre, une personne disparue. Dans l'un d'eux, un enfant2 prématuré meurt sept jours après sa naissance. Le père, qui détient 117 photos de l'enfant dans son ordinateur, tente de tout dire de ces sept jours, mais aussi de ce qu'aurait été la vie d'Eugène s'il avait vécu. Dans un autre, une tante3 inséparable de la mère du narrateur meurt subitement. La mère, inconsolable, veut écrire une biographie de Rosa si détaillée que le lecteur devra la lire en autant d'années que Rosa a vécues. Enquête, recherche de témoignages, arbre généalogique et " 50 785 photos et diapositives (dont 31 albums complets et 102 enveloppes en vrac) ". Écrire avec l'espoir de faire revenir à la vie, et au moins " de vaincre le péril de l'oubli "4.

Cette fois, la romancière-journaliste ne dispose que des photos. Cette famille n'est pas la sienne. Plus que sur les photographies elles-mêmes, l'interrogation porte sur la famille, avec cette fillette, puis jeune fille, présente dès la couverture, que la romancière décide d'appeler Laurence. Cet album veut-il dire la famille unie ? Est-ce " la trace d'un protocole social d'intégration destiné à renflouer la Famille "5, comme se le demande Roland Barthes ? Nous y chercherons plutôt, comme lui, les liens d'amour6.

Images fixes. Pas un film. Les personnes, le plus souvent, prennent la pose. Nous n'entendons pas les voix, les paroles échangées, les pensées tues. Assise ou debout devant le ou la photographe, chaque personne est saisie ainsi. Le temps passe, mais entre les photos que s'est-il passé ?

Plus que les photos, on regarde les personnes. Oui, ce que nous voyons là, " ça a été " 77 (plutôt que " ce fut "). Reste à dire " ça ".

Isabelle Monnin a décidé de commencer par imaginer l'histoire de cette famille. Une fiction donc, d'abord, aussi réaliste que possible, et fidèle aux images. Puis la journaliste-enquêtrice partira à la recherche de cette famille, de ce qui en reste. La deuxième partie sera constituée de son journal d'enquête. Quels qu'en soient les résultats, elle ne modifiera pas le roman. Alex Beaupain, pour sa part, écrira des chansons à partir du roman. Polyphonie signifiante sur le fil de l'imaginaire et de la vérité.

La romancière ouvre son cœur à ces clichés.

Il y a longtemps : c'est proche pourtant, ces traits, une enfant, un portrait couleur que l'on cherche à dater, un chien, une grand-mère qui zyeute des polaroïds... Quelle époque maintenant ? Quels visages d'une même famille fixer sur le livre pellicule, papyrus, exhorte à miracle de retrouvailles : tisser, broder. Inventer. Quelle vérité ?

Les images délivrent une part implicite que l'écrivain absorbe (qui le déborde). Puisque les époques concordent, les milieux sociaux peut-être également, comment ne pas retrouver un peu de soi et de sa propre famille dans ces photos ? Cette lointaine famille inconnue prend vie : je songe à L'Enfant fossile8 de Philippe Forest, l'encontre du deuil et du renoncement. Naître d'une image ou de cendres, ou encore naître d'une partie minime de squelette, vivre encore de ce qu'écrire deviendra.

Une enveloppe pour révéler le destin inscrit dans ces regards qui apparaissent, dévoilant une mélancolie fugitive ou la joie d'un jeu au milieu d'une pièce. Le téléphone gris, à cadran, sur la cheminée, dit le passé, et les voix que nous n'entendons pas (ou plus). La photographie de la petite fille, mise sous cadre, anaphorique reprise, sur la couverture et dans le livre, sera le personnage central du roman. Dans l'enveloppe, ces êtres sont contenus, gigognes de couleurs, ils vont exister dans les mots de l'écrivain. Les voilà qui s'avancent.

Difficile d'identifier la mère de " Laurence " sur ces photos. On peut supposer que l'un des hommes représentés est son père. On peut aussi identifier sa grand-mère et son grand-père. C'est affaire d'âge attribuable à chacun et des relations que l'on devine ou imagine. Peut-être à tort. Le roman avance pourtant, la romancière fait des choix. Où est passée la mère ? Est-elle la photographe ? Est-elle morte ? Est-elle partie ? C'est cette dernière hypothèse que retient la romancière.

Le roman, situé de 1978 à 1994, s'ouvre donc sur une absence. Celle de la mère ? Partie où ? Manquante, cruellement : force détails, comme la marque des dents de la fourchette sur la nappe imprimée en plastique. Sa fille, Laurence, première des trois narratrices, la recompose. L'espace est daté par ce type de détails, mais aussi par les jeux de l'enfant qui, à la première personne, raconte ses compensations ludiques pour se détourner, se divertir de l'absence. Devant les yeux, la frange, l'évitement : le regard est caché, voilà ce qu'invente la romancière pour expliquer sur les photographies le trou. L'ellipse : mère en moins. Zappée. Le lecteur est rappelé à son propre passé, à ses manies d'enfant, d'invention de jeux qui tuent le temps de ses propres yeux.

Sur l'écran de télévision, chercher quelqu'un (la mère) lors d'un match de football, parmi les supporters : elle serait partie en Argentine, la mère, alors la chercher parmi la foule, lors de la retransmission de la coupe du monde de football. Le récit débute sur un mystère, une désertion. Failles aussi dans la parole, les conversations : peu d'échanges véritables. À l'absence répond le silence, ou des mots ordinaires pour communiquer peu. Des indices, une carte postale annonçant le départ pour l'Argentine, une attente en forme de jeux : tendre un élastique entre deux chaises, elles feront les manquants, les dés pipés du jeu de famille où la mère éclipsée pourrait lire les mots d'enfant, entre les pages se balançant, balançoire du vide, " c'est celle qui le dit qui y est " répondant à " ta mère c'est un peu une pute ". À l'injure répond l'expression des huit ans, la parade d'enfance conjurant le continuum rompu par la fugue. Jeu de substitution, narratrice devenant sa mère, pour de faux, à table, en face du père ou dessinant comme elle des calligrammes cœur pour elle / comme elle. Le temps alors est percé par tout ce qui fait date autour de la mère : anniversaire de sa fille, fête des mères, autant d'occasions de revenir pour elle. Face au maître d'école qui envisage d'abord de mettre Laurence " dans le groupe des mamans mortes ", résister, obtenir par la préparation du cadeau le droit de la faire exister. Or ce choix délibéré de lire, d'écrire l'absence de la mère, voilà ce qui frappe d'abord le lecteur du roman. Dans l'enveloppe, la mère manquait-elle ? Cette absence aurait-elle invité l'écrivain à la décoder ou à la lire au regard de l'impact de cette ellipse sur l'enfant qui regarde, sur la couverture, de côté. Attend ? S'occupe en montant à cheval chez Mamie Poulet et Papy Raymond :

" nous nous occupons en attendant que maman revienne. "

Figures d'emboîtement, récurrentes, signifiantes :

" Deux fois par an, le camion de glaces passe. [...] Ensuite nous devons les ranger. [...] On dirait que je suis le fantôme du congélateur. Toujours j'ai un peu peur de tomber dedans. Ça me fait penser à un sarcophage des Egyptiens - et je serais la momie. "

Extraire. Mettre à nu. Les gens dans l'enveloppe livrent le travail archéologique de la romancière : de ces visages du passé, photographiés, une vie demeure qu'elle restitue et nous nous interrogeons sur l'écart. Quel destin aura-t-elle finalement trouvé, la petite fille de l'enveloppe ? Quels points de convergence ? Et quelles promesses la vie aura-t-elle tenues ? À la jonction, les textes et les musiques d'Alex Beaupain, qui unit la fiction et le devenir réel, propulsé (accompli) de ces personnages/personnes, papier/chair.

Qui ne se reconnaîtra pas dans cette enfant qui classe les glaces " du moins bon au plus meilleur ", qui brode avec sa grand-mère s'occupant des légumes en compagnie de son mari ? L'identification, fondée sur une culture partagée à un moment précis, les années 1970-80, fonctionne comme une mécanique au cœur commun d'une génération. Problèmes insolubles, ceux de l'enfant qui veut tout, l'inconciliable particulièrement :

" Le problème des glaces est compliqué : soit tu manges en premier celle que tu préfères et après il n'y en a plus, soit tu la gardes pour plus tard mais alors tu la regrettes. "

Mots et maux d'enfant, uniques et semblables à ceux qui nous ont vus grandir et le questionnement perpétuel qui doit attendre la seconde partie du livre. Odeur de chèvrefeuille de la grand-mère aux lunettes fumées qui invite toujours à la même promenade, près du barrage, mamie triste et parfumée de Cologne comme un sourire olfactif et mémoriel à l'enfant qui attend et vérifie qu'aucun appel ne peut lui échapper en enfonçant régulièrement " les deux petits tiquelets " du nouveau téléphone à touches qui remplace celui à cadran. On se dit que le roman se prête à la transposition cinématographique tant les scènes en nous se développent en travellings évidents et vivants.

Nous suivons Laurence, l'enfant qui attend et compte les nombres négatifs, son silence pour entendre chaque son et le retour de sa mère, annoncé en elle (le vœu). Petite fille collectionnant les nuages, les cailloux, les écorces et les ombres maternelles qu'elle perçoit comme les images dans l'enveloppe, des instants coupés du présent, entrés dans le vaste sarcophage des souvenirs qu'il faut secouer pour qu'ils continuent à respirer.

C'est ce que l'on peut dévoiler peut-être, les mots de l'écrivain venu inventer les vestiges d'une famille : comment sont-ils arrivés là ? Est-ce sauvés des eaux, du désastre, est-ce pour renaître ici dans la narration inventant une vérité fictive ?

Fiction, ce qu'invente Laurence : une chanson qu'elle écrirait pour sa mère, elle serait sur toutes les lèvres, sa destinataire l'entendrait. Elle grandit sans cette femme pourtant, se construit en silence.

" Nos peaux sont des enveloppes qui entourent ce que nous sommes vraiment et qu'on ne verra jamais. "

L'enveloppe du personnage, quels secrets cache-t-elle autant qu'elle les révèle ? Que manque-t-il au monde lorsque quelqu'un s'est absenté ? " [R]ien d'essentiel ne manquerait, tout ce qui compte vraiment serait là, l'arbre, le ruisseau, les chiens. "

Le personnage de Laurence est essentiellement défini par ce qui l'a creusé : mère manquante et tout manque - à collectionner : les silences comme les objets. Le petit ami virevoltant qui s'éclipse et revient (Sébastien), la peur en cercle autour du cœur, une enveloppe à coup sûr trouée par l'attente à chaque instant de ce qui peut être perdu. Laurence, poète aux heures de retrouver ce qui s'efface, les êtres et le temps d'éclipse.

Ce qui rebondit, ce sont les mots des chansons, Alex Beaupain donne une enveloppe au cœur qui veut changer d'espace (battre), commencer :

" Elle cherche une phrase qui dise Bouge fais-nous dévier. "

Sur le CD qui accompagne le livre, on entend, titre 7, " Couper les virages " :

" Le ciel est gris

Les sapins dessinent

Quand vient la nuit

Une prison d'épines

Terreau d'ennui

Où l'on prend racine

Je voudrais

Je voudrais "...

Premier couplet, pour l'un des textes rassemblés en fin de volume, qui fait écho aux épines du poète Thierry Metz9, au virage coupé par Michelle, la mère, narratrice de la seconde partie du roman, en ce que la romancière projette du désir de rompre les amarres. Analepse, temps coupé pour revenir avant le point zéro du départ. Le point de vue glisse et voilà la projection de la mère hors d'un monde où elle ne se sent pas à sa place. Changement de lieu, d'enveloppe après la rencontre décisive qui amène à " couper le virage " et à quitter la famille. Photographies qui forment le puzzle fictif qui serait le corps ultime des personnes/personnages : mosaïques des points de vue permettant de comprendre Laurence, puis Michelle avant de se déplacer à nouveau. Quelle réalité autre que des prismes approchés, lignes de fuite de ceux que l'on pourrait connaître ? L'enveloppe n'offre qu'un reflet partiel, la réalité de l'enquête aussi peut-être. Toujours, une ombre, un secret nous échappe.

Après le roman, l'album : un choix de vingt-quatre photos pour la troisième partie. Enquête, le terrain de la réalité. La journaliste réussit à retrouver le village, puis la famille. La réalité va se découvrir à la lumière de la fiction.

Le temps du roman s'est révélé indispensable pour amener le lecteur à découvrir les personnes à travers une fiction, oui, mais aussi à faire ses propres hypothèses, à envisager une autre fiction. Ainsi, quand la rencontre se produit, nombreuses sont les questions. Les photos vont parler, les vies se dire.

À la fin du livre, sous le rabat de la quatrième de couverture, se trouve une enveloppe contenant le CD conçu par Alexis Beaupain. Ainsi le chante Brid'oison à la fin du Mariage de Figaro : " Tout finit par des chansons. "

Ce qui manque cruellement aux photos pour maintenir vivant au moins le souvenir des personnes chères, ce sont les voix, les parfums, les contacts. En ce disque, nous entendrons les voix des gens dans l'enveloppe, plusieurs en tout cas. Les chansons sont chantées par des chanteurs professionnels (Alex Beaupain lui-même et Camélia Jordana), mais aussi par des comédiennes (Clotilde Hesme et Françoise Fabian). Et puis elles le sont par des personnes évoquées dans le livre, grain de voix maintenant présent. Les chansons suivent le fil du roman. S'y ajoutent celles à succès de l'époque des photos, choisies et chantées par des personnes-personnages, et des lectures de passages du livre.

Hervé Guibert terminait son ouvrage L'Image fantôme par : " Il faut que les secrets circulent... " Dans les différentes parties de ce livre (roman, photos, enquête, chansons), des secrets sont dits. Mais Isabelle Monnin affirme que l'on ne peut pas " réduire les gens aux mots ". Nous avons lu, vu, entendu, des " bribes " de réalité, d'humanité qui peuvent ressembler à la vérité du lecteur. À lui maintenant de les " coudre ".

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque


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1. Hervé Guibert, L'Image fantôme (Les Éditions de Minuit, 1981)
2. Isabelle Monnin, Les Vies extraordinaires d'Eugène (Éditions Jean-Claude Lattès, 2010)
3. Isabelle Monnin, Daffodil Silver (Éditions Jean-Claude Lattès, 2015)
4. Jean-Pierre Vernant, L'Univers, les dieux, les hommes (Éditions du Seuil, 1999)
5. Roland Barthes, La Chambre claire - Note sur la photographie (Éditions de l'Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980)
6. " Au reste, combien me déplaît ce parti scientifique, de traiter la famille comme si elle était uniquement un tissu de contraintes et de rites : ou bien on la code comme un groupe d'appartenance immédiate, ou bien on en fait un nœud de conflits et de refoulements. On dirait que nos savants ne peuvent concevoir qu'il y a des familles " où l'on s'aime ". Roland Barthes, op. cit.
7. Roland Barthes, op. cit.
8. Philippe Forest, L'Enfant fossile (Musée des confluences/Éditions Invenit, 2014). Sur ce livre, voir l'article que lui a consacré Isabelle Lévesque dans Poezibao
9. Poème cité en épigraphe de cet article. Thierry Metz, Terre (Éd. Opales/Pleine page, 1997)

Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe par Isabelle Lévesque


ISABELLE MONNIN

Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe par Isabelle Lévesque

Source
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Jean-Claude Lattès) plusieurs pages sur Isabelle Monnin
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