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Sereine Berlottier, Louis sous la terre par Angèle Paoli

Publié le 09 octobre 2015 par Angèle Paoli


LOUIS SOUTTER OU LE CRI INTÉRIEUR DU PEINTRE

C ela commence comme une énigme. Un titre étrange, Louis sous la terre, et une illustration qui mange la presque intégralité de la première de couverture. Le mouvement des bras du personnage, le caractère figé du corps, immobilisé dans un statisme noir plein d'effroi, les taches de couleurs qui maculent le fond ocre, font un instant songer à une toile de Keith Haring. Mais non. Keith Haring est plus ludique, plus joyeux aussi. Ce n'est pas du Keith Haring. Qui donc alors ? Le lecteur triche un peu et trouve ce qu'il cherche dans le dernier cahier de l'ouvrage de Sereine Berlottier, un livre reçu il y a peu.

" Illustration de couverture : Louis Soutter, Crépuscule du gangster, 1937-1942, encre et gouache sur papier (dessin aux doigts)... Marqué au verso : Crépuscule du gangster homme qui tue "...

Cette légende d'identification ouvre sur d'autres énigmes - celle, notamment, du " dessin aux doigts ". Mais elle permet dans le même temps de saisir que c'est le nom du dessinateur qui a suggéré à l'écrivain l'intitulé de l'ouvrage, un titre construit, du moins en apparence, sur un jeu de mots. Il suffit dès lors d'ouvrir le livre et de dérouler les chapitres qui le composent pour partir à la découverte de Louis Soutter. Louis sous la terre.

La vie de Louis sous la terre se lit en filigrane du dialogue que la narratrice tient avec le dessinateur suisse et avec certaines de ses œuvres. Elle interroge les dates. Celles des familiers de l'artiste, celles de sa vie, celles de ses œuvres. Elle lui parle, comme à un proche dont elle essaie de comprendre ce qui a pu se passer dans sa vie pour qu'un jour celle-ci bascule et devienne si sombre :

" Et toi, Louis, à quoi penses-tu ce jour-là ? As-tu vu le dos des rieurs, leurs dents éclatantes ?
Tu as trente-trois ans.
Tu es maigre
Tes yeux parfois, deux petites crottes de chèvre cachées sous le foin.
Si tu as peur, on ne sait pas ... "

Elle commente ainsi une photo :

" Sur cette photographie de 1899, foulard au cou, émacié, un effacement.
Tu as vingt- huit ans.
On ne voit rien de Colorado Springs sur l'image.
Une ville qui a ton âge exactement... "

Et la narratrice de conclure un peu plus loin :

" Il ne reste de ton visage que ce bois flotté, indifférent. "

Des dates ponctuent le récit : 1897 ; 1899 ; 1904 ; 1923 ; 1925 ; 1930 ; 1933 ; 1936 ; 1937 ; 1939 ; 1942 : mort de Louis Soutter ; ainsi que des titres : Deuil, œuvre détruite. Mortels magnanimes, Nus de l'aube, Fantasques. Royauté... Les dates dansent, qui rythment l'existence exacerbée de l'artiste, son regard halluciné sur les hommes.

" Pourtant cela commence d'une manière calme, dans la douceur peut-être, l'application sûrement ".

Le jeune homme est doué. Il peint et joue du violon. Il mène une vie studieuse. Abandonne soudain ses études d'ingénieur. Se consacre à la musique. C'est d'ailleurs au conservatoire de musique de Bruxelles qu'il fait la rencontre d'une jeune Américaine, dont il dessinera plus tard le portrait : " Ligne sombre qui mange la gorge, hachures vibrantes, griffures tendres aux joues et paupières lissées sous le doigt. " C'est peut-être avec l'entrée en scène de cette femme que tout bascule. Mariage, départ pour les États-Unis, divorce six ans plus tard, retour en Suisse, internement dans un asile de vieillards. Ainsi Louis revient-il mais c'est pour disparaître sous la terre froide. Louis exil, Louis asile de Ballaigues, Louis sous la terre, Louis dont " l'ombre s'éparpille sous les tapis sombres ", Louis proche de la folie, Louis abandonné de tous, qui ne retrouve un tant soit peu de vie que lorsque sous ses doigts s'animent des silhouettes aussi étranges que leur créateur et maître. On dit beaucoup sur cet homme et pourtant l'on sait si peu de lui. Sa vie pourrait d'ailleurs se résumer à ces listes de mots et d'événements énoncés sous la forme énumérative et elliptique que Sereine Berlottier affectionne. Des balises peut-être, vidées de sens et d'images, que la narratrice comble à sa guise. Interrogeant les silences, elle écrit :

" Est-ce septembre, octobre, le jour où tu franchis le seuil la première fois, une poussière dorée tremble au-dessus des meubles, la nuit n'est pas encore tombée sur les arbres qui bordent la route, tu ne dis rien, tu montes cet escalier puisqu'on te le demande, la nuit suspendue sur les arbres, imaginons que tu la respires. "

Ainsi, l'écriture est là, qui tente de mettre du plein autour des creux, d'exhumer ce qu'il reste de la vie de cet homme que la narratrice affuble, par jeu, de noms divers ; d'explorer documents épars, partitions, photos jaunies, dessins. Elle se glisse entre les interstices laissés vacants. Imagine. Hésite se lance emplit le temps et l'espace joue avec les mots et les choses. Met aussi l'accent sur les doutes les mystères la part d'ombre immense laissée derrière lui par Louis Soutter :

" On ne sait pas pourquoi, à peine franchi le seuil, tu te mets à dessiner sur des petits cahiers d'écolier. Des corps jaillissent d'une maille noire, serrée, certains de face, d'autres de dos, étendent des membres qui parfois renoncent à se définir, semblent rebrousser chemin au fond de la page, des silhouettes émergent du fond, que d'abord on n'avait pas vues. Des visages seuls, pensifs, à peine esquissés... "

C'est là désormais, sur ces pages, que gît le mystère de cet artiste, absenté du monde et de lui-même, mais présent d'une présence autre, quasi visionnaire, qui met en scène tout un peuple d'êtres insaisissables, conduits aux abords de la mort.

" Il n'y a pas beaucoup de ciels dans ton œuvre, pas beaucoup de nuages non plus, mais des naufrages et des hommes qui courent, nus et maigres comme des brindilles, et c'est bien avant le mot peuple, et ce qu'ils fuient on ne sait pas, et la force qui les mène ailleurs, seuls et mêlés, il faut tout imaginer chaque fois. "

Et Sereine Berlottier d'imaginer, avec tendresse et humour, ce que furent ces longues années d'internement - entrecoupées de quelques visites mémorables (celle de Giono ou du cousin Le Corbusier) - et de création ininterrompue dans l'asile de Ballaigues. Une création géniale, semblable à aucune autre donnant vie à une œuvre inclassable, visionnaire, porteuse, derrière le regard de Louis Soutter, des désastres à venir :

" 1er septembre 1939. C'est toi qui écris cette date au dos du dessin. Avant le massacre. Les bras sont levés. Le mot nuage n'est pas encore venu. C'est curieux. Pas le mot cendre non plus. On ne sait pas de quelle manière la nouvelle t'est parvenue... 1er septembre 1939. L'armée allemande envahit la Pologne. Un nid d'ardoise que la craie dévore. Mains en avant, doigts au désastre, formes engourdies de mauvais sommeil, titubantes. "

" Un récit s'invente par l'écoute des images ", peut-on lire en quatrième de couverture. Qu'est-ce qu'écrire ? sinon se glisser derrière le visage de celui qui a tant à dire sous ces regards vides de stupeur et sur ces bouches ouvertes sur le cri. Sereine Berlottier a ce talent-là. La vie de Louis Soutter prend chair sous ses doigts. Qui rendent perceptible le cri intérieur du peintre jusqu'au plus lointain de son silence.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Sereine Berlottier, Louis sous la terre   par Angèle Paoli


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