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C ertains voyagent en Sibérie. D'autres écrivent en Chine.
Ici, la neige s'interroge sur le poids du goudron,
Et les pages du journal se tournent et s'endorment. Tant
de songes inconstants !
Et moi, éternel distrait, avec une ombre au matin et une
autre à midi, comme je voudrais en être le ravaudeur !
Mais la pluie n'a plus envie de la pluie. Ni le soleil de soleil.
Et moi, ai-je l'envie d'être celui que je suis ?
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L'ombre est-elle vivante ? Est-elle notre double ? Se
nourrit-elle de nos failles ? Nous restons muets,
embrasés dans un monde éteint.
Il nous reste cette marche d'oiseau inquiet qui s'effraie
d'un mystère à l'autre.
" L'ombre est fille de la lumière ", dit l'un. " Elle se
souvient du sang qui l'a vu naître ", dit l'autre.
Et en chœur de reprendre : " Aux questions préfère le cri
et la louange. Fais-toi gardien sous les étoiles,
et vis et meurs en fils et petit-fils de l'ombre. "
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Qui la cherche, retrouve la fleur, le ruisseau ou la route
isolée. Peut-on avancer avec elle jusqu'au milieu de
la mer ? Non bien sûr.
Ce n'est pas qu'elle se méfie des vagues ou du scintillement,
mais, impavide, elle préfère son métier à tisser.
Jamais l'ombre n'a rêvé du grand large. Elle se méfie des
empires comme d'elle-même. Elle a choisi
l'immobilité. Elle attend la lumière.
Elle a élu pour mari le jour inutile. Elle se repaît de ce qui
blesse nos corps perdus de fatigue. L'ombre, on
dirait un homme debout et fendu.
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La dernière fois que je l'ai vue, il m'a fallu dix ans d'oubli
pour qu'elle remonte à la conscience.
L'ombre vit à l'écart des hommes ; sa voix seule parfois
nous vient ; elle chante notre exil et la douleur de
nos regards.
Aujourd'hui, elle a les yeux tristes de Juan Gelman. En
elle, je reconnais tous les visages, tous les départs
désolants ; en elle,
J'accueille les rêves et les voix qui m'ont été confiés et
qu'elle transporte. Par son ministère, pas un mort ne sera perdu.
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Où te rencontrer ? au-dehors ou au-dedans de moi ?
Partout il pleut de la solitude et je cherche un lieu
où vivre.
L'ombre m'a appris la prière. Elle nous définit et nous
situe, mais ne dépend pas de nous. Depuis, je me
suis mis à l'école de l'humilité.
Plus je m'approche d'elle, plus je m'éloigne et les mots que
je lui adresse se revêtent du signe de ta présence.
Tu habites en moi, Seigneur, et tu es si loin. Par quels
dehors faut-il passer pour te rejoindre ?
Pierrick de Chermont, Par-dessus l'épaule de Blaise Pascal, Éditions de Corlevour | Revue Nunc, 2015, pp. 25-26-27.