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Pierrick de Chermont | Ombre

Publié le 17 octobre 2015 par Angèle Paoli

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C ertains voyagent en Sibérie. D'autres écrivent en Chine.

Ici, la neige s'interroge sur le poids du goudron,
Et les pages du journal se tournent et s'endorment. Tant

de songes inconstants !

Et moi, éternel distrait, avec une ombre au matin et une

autre à midi, comme je voudrais en être le ravaudeur !
Mais la pluie n'a plus envie de la pluie. Ni le soleil de soleil.

Et moi, ai-je l'envie d'être celui que je suis ?

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L'ombre est-elle vivante ? Est-elle notre double ? Se

nourrit-elle de nos failles ? Nous restons muets,

embrasés dans un monde éteint.
Il nous reste cette marche d'oiseau inquiet qui s'effraie

d'un mystère à l'autre.

" L'ombre est fille de la lumière ", dit l'un. " Elle se

souvient du sang qui l'a vu naître ", dit l'autre.
Et en chœur de reprendre : " Aux questions préfère le cri

et la louange. Fais-toi gardien sous les étoiles,

et vis et meurs en fils et petit-fils de l'ombre. "

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Qui la cherche, retrouve la fleur, le ruisseau ou la route

isolée. Peut-on avancer avec elle jusqu'au milieu de

la mer ? Non bien sûr.
Ce n'est pas qu'elle se méfie des vagues ou du scintillement,
mais, impavide, elle préfère son métier à tisser.

Jamais l'ombre n'a rêvé du grand large. Elle se méfie des

empires comme d'elle-même. Elle a choisi

l'immobilité. Elle attend la lumière.
Elle a élu pour mari le jour inutile. Elle se repaît de ce qui

blesse nos corps perdus de fatigue. L'ombre, on

dirait un homme debout et fendu.

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La dernière fois que je l'ai vue, il m'a fallu dix ans d'oubli

pour qu'elle remonte à la conscience.
L'ombre vit à l'écart des hommes ; sa voix seule parfois

nous vient ; elle chante notre exil et la douleur de

nos regards.

Aujourd'hui, elle a les yeux tristes de Juan Gelman. En

elle, je reconnais tous les visages, tous les départs

désolants ; en elle,
J'accueille les rêves et les voix qui m'ont été confiés et

qu'elle transporte. Par son ministère, pas un mort ne sera perdu.

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Où te rencontrer ? au-dehors ou au-dedans de moi ?

Partout il pleut de la solitude et je cherche un lieu

où vivre.
L'ombre m'a appris la prière. Elle nous définit et nous

situe, mais ne dépend pas de nous. Depuis, je me

suis mis à l'école de l'humilité.

Plus je m'approche d'elle, plus je m'éloigne et les mots que

je lui adresse se revêtent du signe de ta présence.
Tu habites en moi, Seigneur, et tu es si loin. Par quels

dehors faut-il passer pour te rejoindre ?

Pierrick de Chermont, Par-dessus l'épaule de Blaise Pascal, Éditions de Corlevour | Revue Nunc, 2015, pp. 25-26-27.

Pierrick de Chermont  |  Ombre


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