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On peut légitimement s’interroger sur les pratiques de lecture des adolescents. D’ailleurs, en ont-ils ?Je suis bien placée pour répondre à cette angoisse universelle, puisque j’ai passé cinq ans à tenter mollement de distribuer, dans les cartables des lycéens, quelques classiques de la littérature française et donc mondiale. Sans grand succès, évidemment. Un peu attristée, j’ai fini par consulter les pythies de l’univers adolescent, à savoir les documentalistes des établissements scolaires successifs où j’ai traîné ma déprime. Toutes m’ont répondu la même chose : les lycéens n’aiment pas Balzac.(Ah bon.)Par contre, ils sont très friands de témoignages.Mais quel type de témoignages ? Et qu’est-ce donc qu’un témoignage ?Un témoignage, c’est une œuvre narrative écrite à la serpe où un individu (footballeur/politique/mère adolescente) raconte son parcours de vie et les leçons qu’il en a tirées, façon Candide de l’ère contemporaine. Bien évidemment, le témoignage répond à un canon éditorial assez stéréotypé, et la contribution du jeune auteur consiste surtout à personnaliser les dates et les noms de lieux à l’intérieur d’un schéma narratif fourni au préalable. En gros, le pitch est à peu près toujours identique : j’ai souffert, j’ai galéré, mais à la fin je m’en suis sorti.Pourquoi cet intérêt de nos jeunes pour ce type de littérature ? Parce qu’elle leur évoque leur vie ?Eh bien non, la réponse est plus surprenante : parce que les héros de ces romans du quotidien vivent des vies incomparablement plus merdiques que la leur. « Que veux-tu emprunter, Sabrina ? Ce manuel d’initiation aux sciences physiques ?- Non, merci, je préférerais le bouquin sur la fille de dix ans mariée de force à un type affreux. »
Bonne lecture!La lecture de cet opus a un effet rassurant : Sabrina est peut-être une quiche en maths, mais au moins, personne ne l’oblige à épouser son cousin et à rapetasser tous les matelas de la famille, qui plus est dans une maison sans chauffage dont la porte ferme avec du fil de fer. Sa vie, somme toute, est plutôt cool.Eh oui, à l’inverse du principe qui anime les feel good movies (Regarde ce héros socialement inadapté qui parvient à sortir du trou en se lançant dans le modern jazz), les témoignages glauco-déprimants renforcent chez les ados le sentiment que leur vie vaut la peine d’être vécue.Oui, cela pose le problème de l’empathie, mais disons que c’est un problème qui se pose d’une façon plus large dans les salles de classe et que la personne qui le résoudra n’est pas encore de ce monde.Et puis somme toute, ça n’est pas très éloigné du sentiment qui m’a poussé à regarder hier soir un documentaire sur le Tadjikistan en replay sur Arte. Le Tadjikistan, a priori, ça ne m’évoque pas à grand-chose, à part, parce qu’on me l’a beaucoup répété, que les Tadjiks sont des Perses. « Pas des Turcs, des Perses ! »Des gens sérieux.Bref, à part ça, aucune image, pas un grand nom de la littérature, NADA.Le documentaire suivait Davlat, un jeune entrepreneur de 45 ans, qui profitait de l’ouverture d’une route commerciale vers la Chine à travers le Pamir pour faire un trafic d’ustensiles de cuisine en plastique. Son activité frénétique avait permis à Davlat de s’enrichir raisonnablement, de financer le mariage de sa sœur, la maison de son frère et les uniformes scolaires de ses deux fils.A priori, un conte de fées comme on aimerait en entendre plus souvent. (Par exemple au sujet de la Champagne-Ardenne.) Cependant, la vie de Davlat ne ressemblait en rien à une prairie printanière emplie de primevères. Il faut dépeindre, déjà, son environnement.Sa ville, Khorog, est la capitale du Haut-Badakhchan, une province autonome du Tadjikistan. Capitale : on se représente tout de suite une sorte de mégalopole couverte de monuments soviétiques à la gloire de la Révolution mondiale, Palais des Sports, multiplex, centre de vacances des cadres du Parti. Bon, eh bien non : Khorog compte en tout et pour tout 30 000 âmes. Comme si Auch devenait la capitale de la province autonome de Haute-Lomagne. Craignos.En ce moment, la Fête du Caillou à AuchEvidemment, Khorog se trouve à 2 000 mètres et est coupée du monde 8 mois par an. Les commerçants sont donc contraints d’écouler les stocks d’ustensiles chinois en plastique de l’année précédente, qui ont donc bien évidemment commencé à fondre et à révéler leurs vertus cancérigènes. Davlat se tourne les pouces et aide ses enfants à faire les devoirs. L’horreur.Heureusement, au printemps, la route vers la Chine redevient praticable : Davlat va pouvoir rencontrer ses fournisseurs. Il part donc avec son copain Navruz en direction de Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Navruz est conducteur de 4ₓ4 : il vaut mieux, car la route est pendue au-dessus de l’abîme, sans garde-fou, et que les camions qui arrivent d’en face, probablement échauffés par les six mois d’attente, se sentent obligés de prendre les virages à 90. Dans la voiture, Navruz a l’air un peu tendu. Heureusement, arrivé dans la vallée, il peut se faire un peu plaisir : pour passer la rivière, il n’y a pas de pont, les camions doivent passer à gué, avec de l’eau jusqu’à la cabine. Ils font moins les fiers ! Navruz, lui, fend les flots comme un professionnel.La Sécurité routière n'approuve pas ce message.À Douchanbé, Davlat prend l’avion pour la Chine et Davlat file l’attendre au col de Kulma, d’où Davlat reviendra avec sa cargaison de casseroles en polystyrène. Sur le chemin, toutes sortes d’aventures l’attendent : moteur qui gèle, camions en rade, douaniers casse-pieds. Mais pour se remettre, Navruz dispose d’une ressource autrement plus réjouissante que nos grills d’autoroute : la tchâikhâne, ou maison du thé. Exactement comme à l’époque où Nicolas Bouvier traversait la Perse, les maisons de thé émaillent le parcours du routier : le samovar est toujours sur le feu, et le conducteur épuisé peut jouir des attentions maternelles de la tenancière, qui lui cuisine du riz aux lentilles ou tout autre met délicat qui égaiera ses papilles.À l’écran, Navruz, qui vient d’apprendre qu’il restera coincé six jours dans ce bled pourri parce que Davlat est bloqué à la frontière, boit son thé philosophiquement. La voix-off commente : « Pour s’occuper, Navruz peut réparer sa voiture, que le froid et les difficultés de la route ont sévèrement endommagée. Pour vivre dans ces conditions spartiates, il faut une discipline de fer. »S’il vivait en France, Navruz aurait sans doute déjà lancé six grèves de la faim et une pétition sur Change.org pour que la DDE se décide à prendre les choses en main. Mais les Perses sont, on le sait, des gens rudes à la tâche.
Conclusion : la France, pas si mal, au fond.